L'hypersensibilité pendant l'adolescence
J’exposerai la situation de Jonathan en accord avec lui et sa famille, et en ne divulguant aucun élément personnels que Jonathan aurait pu confier au cours d’entretiens individuels. Son expérience est relativement simple – il n’y a qu’un seul phénomène, récurrent. Elle permet de mettre en lumière certains aspects intéressants de la confrontation de l’adolescent à l’expérience extraordinaire.
Jonathan a 14 ans. A la fin de 2010, il arrive au premier entretien accompagné de ses deux parents. Il est sympathique, calme, mature pour son âge et semble à l’aise. La famille vient consulter car depuis 2 ans, Jonathan entend des voix, qui l’appellent par son prénom. Il pense que ce sont des voix de défunts. Selon Jonathan, il n’y a que des appels, et rien d’autre n’est dit. Il est très angoissé par ces voix, qu’il considère comme des intrusions dans sa vie. Il ne veut plus rester seul à la maison, de peur qu’elles se manifestent à nouveau.
Au quotidien, c’est un adolescent plutôt solitaire. Il a des copains mais préfère vaquer à ses occupations à la maison. Il apprécie le contact avec la nature, par exemple les promenades en forêt. C’est un adolescent créatif et intelligent, qui a le sens de l’humour. Ni en séance, ni dans le récit du quotidien, je n’observe de signe clinique évocateur de psychose ou d’autres troubles de la personnalité.
Les voix ne semblent pas se manifester dans un contexte émotionnel particulier, de tensions familiales ou scolaires par exemple. Elles interviennent lorsque Jonathan est seul et qu’il lit, joue aux jeux vidéo ou rêvasse sur son lit... Autant de situations qui correspondent à des moments de relâchement de l’attention. Dans ces moments, nous sommes souvent en état modifié de conscience (l’état de référence étant l’état dit « vigile » qui nous permet d’appréhender l’immédiat grâce à un mode de fonctionnement adapté et rationnel – NDLR), en l’occurrence en état de transe légère. Ces états favorisent la survenue de comportements dits « involontaires », qui sont sous le contrôle de mécanismes inconscients.
Jonathan me parle des voix avec beaucoup de précautions oratoires : « Vous devez me prendre pour un fou... ». Il montre par-là sa capacité à se décoller de sa perception pour envisager un autre point de vue que le sien : en l’occurrence celui de notre société, qu’il projette sur moi. En effet, pour la psychopathologie classique, entendre des voix = perception sans objet = hallucination = signe évocateur d’un état pathologique, qu’il soit psychotique, état limite, etc.
Sur un plan clinique, le fait de pouvoir ainsi se décoller de sa perception pour en discuter l’interprétation montre, en l’absence de tout autre symptôme, une souplesse psychique qui est évocatrice de santé mentale plutôt que de pathologie. Il est vrai aussi qu’à l’adolescence, le fonctionnement de la psyché est plus souple, ce qui ouvre la porte à des infiltrations plus importantes de l’inconscient, y compris sous forme d’hallucinations, et ce, même en l’absence de troubles de la personnalité. Impossible donc de trancher ici : évoquer une hallucination ou au contraire valider comme réelle la perception de Jonathan serait pareillement abusif. La posture à mes yeux la plus sensée et la plus humble consiste à ne pas choisir entre les deux. Tout ce que je peux dire, en tant que psychologue, c’est que l’expérience de Jonathan est réelle puisqu’il la vit : elle est donc de l’ordre d’une réalité sensible pour lui. Il n’est pas le seul à rapporter ce type d’expériences et en l’état actuel des connaissances, on ne peut trancher sur la réalité objective de ces phénomènes. Ces perceptions étant par ailleurs partagées par beaucoup de personnes psychiquement saines, elles ont donc une réalité statistique, même si le phénomène est difficile à mesurer clairement dans un contexte où toute perception de ce type est classée d’emblée comme un signe pathologique !
J’explique à Jonathan et sa famille que la « folie » n’est pas le seul point de vue autorisé sur ce qu’il vit, et qu’on va prendre le temps d’explorer ensemble ce vécu pour trouver le moyen de l’aider. J’invite tout d’abord chacun à s’exprimer sur la compréhension qu’il a de cette expérience. Le père de Jonathan considère que ces voix sont un produit de l’imagination de son fils, ce à quoi Jonathan répond qu’il distingue très bien ce qui vient de son monde imaginaire d’une perception extérieure : « Quand j’imagine, c’est dans ma tête, alors que là je les entends comme je t’entends toi ! » précise-t-il. Le père est inquiet pour son fils : « Vous savez, moi je suis quelqu’un de très rationnel et ces trucs-là je n’y crois pas trop... » De son point de vue, la perception de son fils pourrait être pathologique. Malgré cela, il est ouvert au dialogue.
De son côté, durant les séances, la mère de Jonathan soutient son fils : « Je crois Jonathan car j’ai eu aussi des perceptions de morts... Mais je n’osais pas lui en parler » explique-t-elle, ajoutant qu’elle-même a vécu deux EMI (Expériences de Mort Imminente), au cours desquelles elle a contacté des défunts. Nous reviendrons plus tard sur son histoire. Sa mère n’osait pas évoquer avec Jonathan ses propres expériences. Elle avait peur en le faisant d’encourager ce dernier dans des perceptions qui pouvaient tout aussi bien être un symptôme pathologique.
A ce stade, j’insiste auprès des parents sur la richesse de leurs postures respectives et surtout, par-delà leurs convictions à l’un et à l’autre, sur l’ouverture avec laquelle ils accueillent le vécu de leur fils. Ils ont clarifié leur position, mais sans le juger. Cette posture est essentielle pour aider leur fils : celle du père est riche car elle permet de garder le cap, ne nourrit pas la peur et réinscrit Jonathan dans le quotidien, tout en reconnaissant la réalité de l’expérience pour son fils. Jonathan peut ainsi s’appuyer sur son père. D’autres adolescents vivant des expériences similaires m’ont confié qu’ils seraient inquiets si leurs parents les croyaient « trop » (au sens d’une adhésion sans recul). Car dans ce cas, comment garder les pieds sur terre ? La fonction de garant de la réalité qu’incarne le parent est primordiale. Elle sert de garde-fou, évitant à l’adolescent de se perdre dans ces expériences qui l’effraient tout autant qu’elles le fascinent et lui confèrent de l’originalité. Une adolescente, qui témoignait vivre différents phénomènes psi, me disait à ce propos en souriant : « A la fois ça me fait peur, à la fois je ne voudrais pas que ça s’arrête : tout le monde ne vit pas ça ! » Sans ses expériences, elle avait peur de perdre quelque chose qui la rendait différente et intéressante.
Si adhérer totalement et sans recul à ce que vit son enfant ne l’aide pas, tout nier en bloc n’est pas non plus une solution. Car il est alors seul avec des expériences qu’il vit au plan sensoriel et ne peut partager, raconter (donc se distancier) sans s’entendre répondre : « Ce n’est que ton imagination. »
La position de la mère, à présent « officielle » puisqu’elle n’en avait pas encore parlé à son fils, permet à Jonathan de se sentir compris et de partager aussi ce qu’il vit.
Le premier pas à franchir est certainement de dépasser la peur que suscitent ces « voix de défunts ». Je rassure ainsi la famille sur le fait que Jonathan n’est pas le seul à témoigner de telles expériences. Ces dernières ne sont pas forcément pathologiques. D’ailleurs Jonathan ne semble pas « fou » : il fait part clairement d’une expérience qu’il vit de manière récurrente, sur laquelle il n’a aucun contrôle et qui lui fait donc très peur.
Je donne alors à Jonathan les éléments d’information suivants : que cela vienne « d’un mort », d’un vivant ou d’une « entité X ou Y », personne n’a à faire intrusion dans son territoire personnel sans sa permission ; chez lui, il est le chef ! J’ajoute que la peur qu’il peut ressentir est normale mais que celle-ci donne de la force à qui voudrait prendre du pouvoir sur lui. Le père reprend cette formulation et encourage son fils à s’affirmer. Jonathan aime beaucoup cette image. Rapidement, il va regagner son territoire. La peur se dilue progressivement, il reprend alors le contrôle, sent revenir sa force. Il apprend ainsi à refermer la porte à ces perceptions (qu’elles soient d’origine interne ou externe n’a ici aucune importance).
Le travail de psychothérapie se poursuit ensuite en empruntant d’autres chemins, et nous quittons les questions relatives à l’extraordinaire pour nous centrer sur des questions plus classiques. Les voix continuent à se faire entendre mais sont cependant moins fréquentes, et Jonathan dit ne plus s’autoriser à en avoir peur. Il a retrouvé un sentiment de sécurité, ce qui permet aux parents de s’absenter de nouveau du domicile en le laissant seul.
Nous ouvrons alors sur une autre étape du travail en reliant ces manifestations à l’histoire familiale. Comment comprendre ce qui arrive à Jonathan ? Je relève quelques points importants dans l’histoire maternelle : une enfance peu sécurisante avec des parents dénoncés pour maltraitance passive (carence de soins) – la mère de Jonathan ayant failli mourir à 2 ans en raison d’un défaut de surveillance. La famille migre la même année en Afrique noire et y restera jusqu’à ses 18 ans. Cette période est marquée par une confrontation brutale avec les rites africains de transe, de possession, et d’envoûtement avec des « herbes qui rendent fou » : elle voit des personnes qu’elle connaît sembler tout à coup frappées de folie, ce qui est attribué à la sorcellerie. Ainsi la mère, durant son enfance, sera sans cesse travaillée par l’idée qu’elle pourrait devenir folle du jour au lendemain. Le contact avec cette culture est d’autant plus violent pour elle que ses parents ne l’ont pas préparée à cette rencontre, ni aidée à l’intégrer. A 5 ans, en compagnie de son frère âgé de 7 ans, elle est témoin de la mise à mort violente d’un homme en pleine rue... Ce traumatisme ne sera jamais ni verbalisé, ni pris en charge.
De plus, les parents de la mère de Jonathan pratiquent le spiritisme lors de séances collectives de convocation des « esprits des morts » dans leur maison, pendant que leur fille dort dans la chambre attenante au salon... Elle a 14 ans à cette époque, âge autour duquel Jonathan a commencé à percevoir des voix. Elle a donc grandi dans un contexte où le monde des esprits et celui des vivants coexistaient dans des chevauchements parfois violents, car sans filtre, sans barrière de sécurité ni affective – absence de protection parentale –, ni culturelle – absence de codes permettant de rendre lisibles les expériences. Aussi fut-elle dans l’incapacité de rendre compréhensible ce qu’elle vivait.
L’histoire reliant Jonathan à sa mère se poursuit avec une naissance provoquée, forcée selon elle, et dont elle dira : « Je n’étais pas prête... et Jonathan non plus. » Et Jonathan d’ajouter en riant : « J’étais bien où j’étais ! » Comme si là encore le passage d’un monde à l’autre (celui de la matrice vers celui du monde extérieur) n’était pas refermé. Par la suite, vers 9 ans, Jonathan et sa mère ont un grave accident de la route. Jonathan dira avoir entendu à ce moment-là un « hurlement de mort » dont sa mère ne garde pour sa part aucun souvenir. C’est au cours de cet accident, qui lui vaudra plusieurs mois de soins, qu’elle vit une EMI.
A ce jour, je n’ai pas encore exploré l’histoire paternelle. Le père vient d’une famille campagnarde, avec une culture très implantée des rebouteux, de la sorcellerie, du spiritisme... culture avec laquelle il a rompu au moment de ses études pour s’ancrer dans une vision matérialiste du monde.