Nous aimerions tous savoir utiliser notre intuition. Mais l’enjeu va bien au-delà. La mise en œuvre de l’intuition appelle une révision de nos systèmes. Ce n’est pas une utopie. Certaines entreprises expérimentent déjà cette voie.
Le contrôle plutôt que le « lâcher prise », la hiérarchie plutôt que la libre expression, l’angle plutôt que la courbe, l’effort plutôt que le jeu, le stress plutôt que la détente, la domination de la nature plutôt que la symbiose avec elle, en résumé : la logique rationnelle plutôt que l’intuition. Le premier terme de l’alternative décrit une réalité connue, à l’école, à l’université, puis dans le monde professionnel. C’est un mode de vie et de comportement dont nous mesurons chaque jour les limites en ces temps de crise généralisée. Il est issu d’une conception fondée sur le règne de la raison toute puissante, sur l’idée que le monde est un gigantesque Tetris d’atomes et de molécules imbriqués que nous pouvons manipuler à loisir, sur l’absence supposée de liens invisibles entre les choses.
Les découvertes scientifiques ont invalidé cette vision. Y a-t-il une autre voie ? Albert Einstein, père de la théorie de la relativité, écrivait :
« L’esprit intuitif est un don sacré et l’esprit rationnel est son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. »Cette pensée d’Einstein est l’exergue du livre de Francis Cholle récemment paru aux États-Unis sous le titre
The Intuitive Compass,
Le Compas Intuitif. L’auteur est un ardent défenseur de l’application pratique de l’intelligence intuitive. La peur de s’exprimer, la pesanteur de la hiérarchie, le manque de motivation, la perte de repères des salariés sont autant d’écueils minant la vie en entreprise et sa créativité.
Une quête de sens
Comment introduire dans l’entreprise une culture différente, qui à la manière de l’improvisation en groupe au théâtre, permette à chacun de s’exprimer tout en donnant à l’ensemble plus de force ? Au-delà, comment le projet humain que l’entreprise est censée incarner peut-il retrouver du sens pour chacun, et pour la société ? Les deux questions sont intimement liées. C’est parce que l’entreprise ne connaît plus sa raison d’être que l’atmosphère y devient inhumaine.
« On pourrait penser que les gens seraient plus heureux s’ils travaillaient moins et avaient plus de repos. Or les moments les plus appréciés sont les expériences où le travail a un sens » souligne Thierry Janssen dans
Le Défi positif.
« Dans le capitalisme contemporain, la sphère financière a pris tellement d’importance qu’elle a dévoyé l’entreprise de sa fonction première qui est de rendre des services à la collectivité. C’est pour cela qu’il y a une perte de repères » explique Francis Cholle. Quand elle est prédominante, la logique financière dessèche l’entreprise. L’intellect a montré ses limites et pour trouver de nouveaux modes de fonctionnement, l’être humain doit mobiliser une ressource sous-utilisée dans le monde occidental : l’intelligence intuitive.
Francis Cholle la définit comme
« notre capacité à établir une synergie entre raison et instinct, qui fonctionnent sur des plans de conscience différents et ce qui les relie, c’est l’intuition, une tête chercheuse qui ramène de l’information. » L’enjeu n’est pas de trouver des trucs pour avoir de bonnes intuitions. Il s’agit d’intégrer l’intuition comme
« un processus qui nous donne la possibilité de savoir directement, sans raisonnement analytique, en comblant le fossé entre la partie consciente et la partie inconsciente de notre esprit, l’aspect tangible et celui intangible présents en toute situation, et aussi entre l’instinct et la raison. »Instinct, fonctionnement cérébral, perceptions extrasensorielles, l’auteur ne tranche pas. Il met en avant les découvertes récentes en neurosciences, qui révèlent que
« 80 % de notre activité mentale est allouée à des processus inconscients qui nous échappent » et que les parties de notre cerveau liées à l’instinct sont activées lors de toutes nos prises de décision, y compris les plus complexes. Il rappelle également les résultats d’études montrant que 80 % des cadres américains croient aux perceptions extrasensorielles, et que les présidents de société les plus couronnés de succès démontrent aussi des aptitudes pré cognitives supérieures à la moyenne.
Cette « vérité qui dérange » n’est pas pour Francis Cholle le cœur de l’argumentation. L’explication importe moins que la mise en pratique, devenue une urgence. Car
« l’intelligence intuitive est par nature écologique ». Parce qu’elle intègre l’instinct tout autant que la raison, l’écoute de soi-même et de l’autre, l’ouverture, l’adaptation, elle nous pousse à la symbiose avec notre environnement, au choix le plus durable, celui qui assure la survie de l’espèce.
« Nous sommes en train de nous rendre compte que nous avons développé des systèmes anti-écologiques, et nous nous demandons comment compenser. Mais au lieu de compenser, peut-on penser de façon écologique ? Est-on capable d’inclure dans nos processus de raisonnement les fondamentaux de la vie que comprend parfaitement notre instinct et auxquels a accès notre intuition ? »Il ne s’agit pas d’éradiquer la rationalité, l’ordre, la logique au profit d’une libre expression de l’instinct. Cette configuration ne nous est d’ailleurs pas inconnue. Soumis à des contraintes de temps et de rentabilité, la population des traders est très intuitive, note Malcom Gladwell dans
La Force de l’intuition. Cela ne l’empêche pas de faire partie intégrante du système financier dont les dérives sont aujourd’hui dénoncées. L’affaire Kerviel en France donne un aperçu intéressant du coût d’un dérapage sans les bornes du contrôle : la Société générale a perdu près de 5 milliards d’euros.
La mise en œuvre de l’intelligence intuitive ne signifie pas la libre expression du fou ou du génie solitaire. Elle implique de réconcilier l’homme avec le projet, de développer une forme de collaboration dans l’ensemble de l’entreprise, entre les différentes équipes – créatifs, équipes de vente, managers, etc. – de permettre à la créativité de s’exprimer en parallèle de la hiérarchie, de poser la question du travail en termes d’efficacité et pas seulement de volume horaire. Ces efforts sont inséparables de la question du sens de la démarche : quelle est l’utilité réelle du produit, du service proposé en lien avec la position de l’entreprise dans la communauté. Comment, par quoi fait-elle sens ? Que veut-elle apporter ?
La question de la survie de nos systèmes économiques, et au-delà, de notre espèce, est aujourd’hui clairement posée. Le monde est en mutation. La nouvelle génération grandit en ayant accès à une masse énorme d’informations qui circulent en quelques secondes d’un bout à l’autre de la planète. Dans ce monde ouvert, offert, multiple, nous ne trouverons pas le nord grâce à notre seule rationalité.
« Parce que la créativité vit dans les sphères inconscientes de notre esprit, on ne peut compter sur la créativité des individus si l’on ne sait pas parler à la partie profonde de leur personnalité – celle qui peut entrer en résonance avec le sens d’un projet d’entreprise, le mystère d’une aventure humaine, écrit Francis Cholle.
Pour motiver la créativité, il est nécessaire de s’occuper du sens de nos projets, de l’âme de nos entreprises, de l’invisible, de l’immatériel, car ce sont les dimensions qui parlent aux profondeurs de la personnalité et permettent de nous dépasser au-delà même de ce qu’on peut imaginer. » L’intuition deviendrait alors l’outil d’un rééquilibrage entre ce qui en nous veut vivre en paix avec l’autre et avec la terre, et ce qui veut s’imposer au détriment de tout et de toi.