Pierre Rabhi : « la beauté est d’abord en nous-mêmes »
« L’esthétisme et la créativité sont une chose, mais la vraie beauté est dans le cœur humain avant tout » affirme Pierre Rabhi lors de ses interventions publiques. Ce militant écologiste convaincu, chantre d’une société basée sur une « sobriété heureuse », pionnier de l’agro-écologie et du retour à la terre, souligne que « le monde ne va pas changer simplement parce qu’on va se chauffer au solaire ou manger bio. Nous devons d’abord générer de la compassion, de la bienveillance ». Un discours bien reçu à en croire sa notoriété grandissante et les salles de cinéma combles qui caractérisent les présentations en avant-première d’Au nom de la terre, le documentaire qui lui est consacré.
Oser exister
Pourtant, rien n’était gagné d’avance. L’histoire de Pierre Rabhi est faite « d’exils, d’arrachements, de transplantations ». Né en 1938 dans une oasis aux portes du Sahara, confié par son père forgeron et musicien à un couple de français résidant en Algérie, il devient ouvrier spécialisé à Paris dans les années 50. Il a alors le sentiment de « troquer sa vie contre un salaire. Dans cet univers laborieux, j’ai senti tout le poids de la hiérarchie et j’ai vécu le quotidien comme une forme d’incarcération ». Il s’oppose à ce modèle de société basé sur la possession des biens matériels, dont il dénonce le caractère « aliénant ». « Nous sommes dans un monde qui offre tout à l’avoir, mais de moins en moins à l’être. C’est là que se situe selon moi le cœur même de l’aliénation, et donc mon refus de ce modèle en tant que tel. J’ai voulu retrouver l’équilibre entre l’être et l’avoir ».La recherche de cet équilibre passe par un retour à la terre. En 1961, tout jeune marié, il s’installe en Ardèche avec son épouse. Ils portent leur dévolu sur un terrain réputé incultivable, mais d’une grande « beauté ». Un choix radical, qui les conduit à vivre pendant 13 ans sans électricité. Lui qui ne connaissait rien à l’agriculture devient ouvrier agricole. Il découvre l’usage des engrais et de la chimie de synthèse, dont il constate la nocivité. Il apprend alors l’agriculture biodynamique, basée sur l’irrigation maîtrisée et la création de l’humus, qui régénère la terre au lieu de l’épuiser. De là vient son questionnement sur la place de l’homme dans son environnement, sur le mal qu’il s’inflige à lui-même en « empoisonnant l’air, en épuisant les ressources de la terre et de la mer ».
A partir de 1975, Pierre Rabhi commence à faire parler de lui sur le plan local grâce aux résultats obtenus avec son épouse Michèle dans leur ferme familiale. De fils en aiguilles, il est appelé en 1981 au Burkina Faso. Depuis, il transmet son savoir-faire agricole dans les pays arides d’Afrique, en France et en Europe. Son engagement conduit même l’ONU, en 1997, à le reconnaître expert en sécurité et salubrité alimentaire. A l’origine du « Mouvement pour la terre et l’humanisme » lancé en 2008 au Grand Palais à Paris en compagnie de Nicolas Hulot et Colline Serreau, il est aujourd’hui un tribun écouté et respecté. Sa parole militante est entendue jusque dans les enceintes de l’Unesco, du Medef ou de HEC. Des artistes célèbres, comme la comédienne Marion Cotillard, se reconnaissent dans sa pensée. Avant elle, le violoniste Yehudi Menuhin, décédé en 1999, célébrait un Pierre Rabhi qui, « de ses propres mains, (…) a transmis la Vie au sable du désert ».
Se transformer nous-mêmes pour transformer le monde
« Il faut s’interroger sur ce que vivre veut réellement dire » martèle Pierre Rabhi, qui ne se « sent pas né pour le Produit National Brut ». Il érige en revanche la modération comme principe libérateur. « A vouloir toujours plus, on n’est jamais satisfait, et donc jamais dans le bonheur. J’ai à manger, je suis abrité. Si je suis malade, je peux me soigner. J’ai tout ce qu’il faut pour entretenir ma vie. Je me sens donc satisfait, puisque mes besoins vitaux sont satisfaits. Je peux donc vaquer à autre chose ». Avec sa femme et leurs cinq enfants, il a ainsi « travaillé et protégé la terre, agi par la pensée comme par les actes, engagé [sa] propre vie dans la voie de valeurs qui [lui] sont chères ».Cet « autre chose » passe aussi par la contemplation du monde et la transformation de soi. Pour Pierre Rabhi, « la vraie révolution est celle qui nous amène à nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. Nous avons tous une histoire individuelle dans laquelle nous sommes plus ou moins empêtrés. Et puis, petit à petit, on se découvre soi-même, et on arrête de rejeter la cause de nos malheurs sur les autres pour faire face à sa propre responsabilité. Ensuite, on se demande si on est en bonne relation avec ses enfants, ses voisins, son époux, ses amis. C’est comme ça qu’on arrive à s’interpeller et à s’inviter à se changer soi-même. Changer le monde, c’est tellement dur, complexe, les problèmes sont tellement gigantesques qu’il faut d’abord commencer à faire sa part, à son propre niveau. »
Faire sa part, c’est aussi s’ouvrir à la beauté que l’on porte en soi. « Il ne faut pas se tromper de beauté. On peut être un merveilleux musicien et un abruti, ce n’est pas incompatible. On peut être un merveilleux peintre, mais un être infect. On peut servir la beauté et être soi-même dans la laideur dans sa propre vie. » C’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre la célèbre phrase de Dostoïevski, « la beauté sauvera le monde », à laquelle Pierre Rabhi se réfère souvent. Faire sa part, à son niveau, avoir confiance dans la force de ses convictions, sentir que chaque être humain est investi d’une beauté qui lui est propre, savoir dire non à un chemin imposé par l’extérieur pour mieux suivre la voie de ses intuitions.SOUCE INREES