Considérant que ces substances sont des portes précieuses vers des mondes sacrés dont il peut recevoir des enseignements, l’homme élabore alors des cultes en leur honneur. Cueillettes, recettes et usages sont ritualisés de manière précise. De nombreux symboles et objets sont élaborés pour leur rendre hommage. Des histoires sont racontées pour évoquer leur présence et leurs effets. Des petites sculptures en forme de champignons trouvées en Amérique centrale, aux gravures sur pierre représentant des hommes coiffés de champignons en Sibérie, certaines traces de ces rites ancestraux perdurent. Si bien que l’influence de ces cultes sur le folklore de nos ancêtres est avérée.
Cependant, toucher à ces champignons hallucinogènes n’est pas anodin. « Les champignons hallucinogènes ouvrent un accès à un monde psychédélique et, nous pouvons penser, à tout ce qui constitue la psyché humaine profonde », nous dit Jeremy Narby, docteur en anthropologie à l’université de Stanford. Les sociétés ressentent alors la nécessité d’en réguler l’usage, de le cacher, voir de l’interdire. Ainsi certains cultes disparaissent au fil de l’histoire, notamment en Europe. D’autres ne perdurent que par l’entremise d’initiés utilisant des symboles codés pour les transmettre. Reste-t-il des influences de ces rites et de ces légendes dans notre culture contemporaine ? Un héritage serait-il parvenu jusqu’à nous ?
Les champignons, le retour
Après avoir passé des siècles à voyager incognito et à rester quasi invisibles à l’œil occidental, les champignons hallucinogènes vont ressurgir de manière assez fortuite au beau milieu… de New-York. Dans les années 50, Robert Gordon Wasson, un banquier et sa femme, se prennent d’une véritable passion pour les champignons - quels qu’ils soient. Recherches et expéditions deviennent des maîtres mots pour ce couple de New-Yorkais. Se rendant notamment au Mexique, ils y trouvent la trace d’une guérisseuse mexicaine, Maria Sabina, qui les initie aux champignons hallucinogènes. Les voilà intrigués.
Cherchant à mieux comprendre leur expérience, ils emmènent dans leurs aventures des experts tels que Roger Heim, mycologue français qui était par ailleurs directeur du Muséum d’histoire naturelle de Paris, Richard Evans Shultes, conservateur du Musée de botanique de Cambridge et considéré comme le père de l’ethnobotanique, ou Albert Hoffman, le chimiste découvreur de la molécule du LSD. Les Wasson sont aussi amis avec le rédacteur en chef de Life, un important magazine américain de l’époque. L’histoire des champignons magiques se retrouve en couverture dudit magazine. Nous sommes en 1956, à la veille des années beatnik, hippies, et leur envie d’ouverture psychédélique. Les champignons font un retour en force en Occident.
Des charades à décrypter
Cette découverte de l’existence d’un savoir ancestral autour des champignons va aiguiser la curiosité des spécialistes réunis par les Wasson. Voyageant à travers le monde tout autant qu’à travers les livres, ils se mettent à la recherche des traces des champignons hallucinogènes dans l’histoire de l’humanité. Leur principale difficulté est de déchiffrer un savoir qui fut longtemps caché et qui s’est parfois éteint. Mais qui cherche trouve.Premier constat : les cultes aux champignons ont été étonnamment bien camouflés au long de l’histoire. « Par exemple, bien que le peyotl était connu au Mexique, le culte des champignons est resté caché pendant 5 siècles de colonisation. Ce qui est extraordinaire, parce qu’il est très répandu », explique Michel Sitbon, fondateur des Editions du Lézard. En effet, rares sont les observateurs européens de l’époque qui signalent ces substances dans leurs recherches. Pourquoi plus de mystère autour de ces substances plutôt que d’autres ? Les champignons auraient-ils l’esprit cachotier ? Quoi qu’il en soit, leurs adeptes ont su longtemps préserver leur secret.
Deuxième constat : leur usage semble pourtant être véritablement répandu. « L’équipe réunie par les Wasson découvre des éléments liés aux champignons bien sûr dans les traditions amérindiennes, mais aussi dans le chamanisme continental, dans l’Inde ancienne, l’Egypte antique, dans la Grèce antique...» , poursuit Michel Sitbon. En fait, partout où poussent les champignons hallucinogènes, les hommes semblent les avoir utilisés dans des rituels sacrés. « Et ces chercheurs constatent non seulement que de nombreux peuples utilisent encore les champignons pour certains rites, mais que, bien que leur usage ait été stoppé en Occident, un noyau culturel continue à y perdurer inconsciemment », poursuit William Belvie.
Des champignons dans la culture occidentale
Influence d’un héritage ancestral ? Apparition d’une nouvelle iconographie beatnik ? Présence d’archétypes fondamentaux et impermanents liés aux champignons dans la psyché humaine ? Le constat est qu’une iconographie des champignons est aussi présente dans notre culture contemporaine. Elle semble même bénéficier d’un certain capital sympathie parmi les jeunes générations. Livres et dessins animés d’enfants sont remplis de champignons colorés - souvent des Amanites-tue-mouche, l’un des champignons hallucinogènes principaux.Du Petit chaperon rouge, qui se disait en allemand et en anglais Le petit chapeau rouge, aux lutins et gnomes généralement représentés assis sur des champignons. De Tintin qui est confronté à d’énormes champignons rouges et blancs dans L’Etoile mystérieuse, aux Schtroumpfs, petits personnages vivant dans des champignons que Gargamel cherche à mettre dans une potion magique. De Rantanplan qui mange des champignons rouges tachetés de blanc dans La ballade des Daltons et hallucine des saucisses, à Astérix et Obélix qui boivent une potion magique dont les ingrédients sont secrets... la liste est longue. « Adous Huxley, un auteur visionnaire qui s’est beaucoup intéressé aux psychédéliques, a participé au scénario de Fantasia de Walt Disney, dans lequel à un moment des champignons type Amanite-tue-mouche dansent en rond. Il faut aussi savoir que Lewis Caroll, qui a écrit Alice au pays des merveilles, était ami avec un anthropologue qui a étudié le chamanisme sibérien de l’Amanite-tue-mouche. Il s’en serait inspiré notamment quand Alice mange du fameux champignon et quand elle boit du liquide qui s’appelle « boit-moi ». Aussi lorsqu’elle rétrécit et qu’elle passe sous une porte, et qu’elle grandit de nouveau jusqu’à devenir géante, car certains effets de l’Amanite-tue-mouche provoquent des sensations de déformation corporelle - il peut paraître plus grand ou plus petit », raconte William Belvie.
« Nous retrouvons l’Amanite-tue-mouche dans de nombreuses mythologies européennes jusqu’aux jardins d’enfants où ils sont fréquemment représentés », conclut Jeremy Narby. Il semblerait que notre culture contemporaine n’ait pas fini de jouer avec la représentation de ces petits champignons colorés, qui continuent de garder un certain mystère.