Les consignes en rêve éveillé sont généralement simples : soit le thérapeute propose des images de départ et guide le patient selon un scénario préétabli, soit il l’invite à laisser venir des images spontanément et accompagne leur déroulement. « Ce qui est le plus surprenant, c’est combien la conscience réagit vite et bien. Si vous lui demandez de se diriger vers un arbre, instantanément elle en voit un. D’ailleurs, vous venez vous-même à l’instant de voir un arbre. Comme les enfants qui sont immédiatement happés par les histoires qu’on leur raconte, nous entrons très vite en transe et développons des trésors d’imagination », note le psychiatre Olivier Chambon, auteur de Psychothérapie et chamanisme. Georges Romey précise qu’aucun de ses milliers de patients n’est resté sans faire un voyage au-delà de 2 séances. La méthode du rêve éveillé se révèle alors des plus surprenantes.
Une invention française
De tout temps, l’homme a utilisé de nombreuses méthodes faisant appel à des états de transe plus ou moins marquée pour visiter le monde de l’imaginaire. Prise de substances psychoactives, utilisation du son, du mouvement et de la respiration, permettent de modifier la conscience et de s’ouvrir au monde des rêves. Dans notre monde contemporain, le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, pionnier de la psychologie des profondeurs, est sûrement celui qui s’est le plus penché sur la fonction des images. Toutefois, le rêve éveillé à proprement parler voit le jour en France à la fin des années 1930 de manière indépendante et concomitante de « l’imagination active » de Jung. C’est Robert Desoille (1890-1966), ingénieur diplômé de l’école centrale de Lille et intéressé depuis sa jeunesse par l’hypnose et par les états modifiés de conscience, qui sera le fondateur de sa première formule : le rêve éveillé « dirigé ». La particularité de Desoille est de proposer à ses patients des thèmes de départ, puis d’induire des « montées » (prendre des escaliers, s’envoler…), ou des « descentes » (prendre un souterrain, plonger dans un lac…), pour vivre une forme d’élévation de l’âme ou une exploration de l’inconscient. Des élèves de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs viendront se former auprès de lui avant de propager la méthode dans leur pays.Georges Romey, alors jeune Breton fraîchement débarqué à Paris, se prend de passion pour cette méthode dans les années 1950. Un jour, il se rêve dans la salle voûtée du château d’un vieux roi, et 2 serviteurs lui apportent un poisson mort. « Je pris le poisson et le jetai dans un seau d’eau claire où il reprit vie. Aussitôt, le seau se transforma en ruisseau dans lequel le poisson s’élança en un éclair. C’est évidemment mon énergie vitale qui reprenait son essor », témoigne-t-il. Impressionné par l’effet de cette méthode sur lui-même, il se met à la pratiquer et commence un long travail de recensement des symboles les plus fréquents. « À l’époque, il n’existait aucun ouvrage de type dictionnaire des symboles ou autre », rappelle-t-il. Travail de Titan pour un passionné. S’appuyant sur 18 000 séances enregistrées, Georges Romey finit par produire un Dictionnaire de la symbolique des rêves de 1 700 pages. Et c’est parce qu’il a besoin d’accéder à du matériel imaginaire le plus pur possible de toute intervention extérieure, qu’il se rend compte que la cure en rêve éveillé est d’autant plus riche que le thérapeute ne s’en mêle pas. Le rêve éveillé « libre » est né. « Une suggestion induit automatiquement une chaîne d’associations qui n’est pas expressive de la problématique du rêveur. Dès que nous nous mêlons au rêve, nous dévions le cours des choses, nous brisons un lien qu’il peut être difficile de retrouver par la suite. L’influx nerveux du patient sait très bien ce qu’il a à faire », soutient le thérapeute. Ainsi, à l’heure actuelle, il existe différents protocoles de rêve éveillé, plus ou moins directifs. En quoi le travail avec l’imaginaire est-il profitable ?
La puissance des images
Les images que nous percevons tous les jours sont déjà en elles-mêmes un mystère. Nous pensons qu’elles proviennent de nos yeux et qu’elles sont objectives. En réalité, elles résultent d’une synesthésie neuronale – une fusion de toutes nos perceptions sensorielles au cœur de notre cerveau –, qui est ensuite interprétée selon notre état psychologique du moment, nos souvenirs, nos conditionnements éducatifs et culturels. Ainsi, les visuels que nous avons sont déjà teintés par nos états. Que se passe-t-il alors lorsque nous fermons les yeux ? Notre cerveau continue de produire des images qui utilisent un langage figuratif inspiré du monde. Toutefois, sans accroche extérieure, ces apparitions deviennent d’autant plus le terrain de jeu de nos forces psychiques et de notre inconscient. Là, tout paraît possible. Les décors et les personnages peuvent se métamorphoser en un clin d’œil, les choses inertes se personnifier, le minuscule se mêler à l’immense, le passé rencontrer le présent et plusieurs sortes de futurs. « Je faisais la taille de la marguerite qui était devenue mon amie, et pourtant avec cette fleur nous contemplions la planète entière de très haut », confie Hélène, relatant un rêve éveillé. « Je marchais dans une foule médiévale avec mon téléphone-GPS qui s’est transformé en une sorte d’engin capable de me faire voler », raconte Fabien. La créativité et la plasticité essentielle de notre conscience peuvent s’en donner à cœur joie.Cela veut-il dire que nous faisons face à un déferlement d’images chaotiques et aléatoires ? « De tout temps et en tout lieu, les hommes ont senti qu’en dépit de leur apparente incohérence, les situations oniriques témoignaient d’une fonction mystérieuse de l’organisme », rappelle Georges Romey. De l’avis des experts, il y aurait des logiques à l’oeuvre dans nos dialogues imagés avec notre inconscient. Carl Gustav Jung a notamment pointé que la psyché humaine tend à utiliser des symboles ou des thèmes récurrents – qu’il a nommés des « archétypes ». Il remarque que ces derniers viennent nourrir une sorte de base de données commune à toute l’humanité – qu’il appelle « l’inconscient collectif ». Ainsi, des images partagées sont investies de charges psychiques fortes. Elles servent de langage précieux aux dialogues entre notre conscience et nos profondeurs personnelles et collectives. « Les rêves éveillés peuvent à la fois servir au diagnostic et au traitement. Tout d’abord, ils mettent en évidence les zones qui ont besoin de réparation dans la psyché de la personne, et favorisent l’élaboration de projets thérapeutiques. Aussi, ils permettent d’accéder à des espaces de régulation et de soin extrêmement actifs », précise Christiane Lewin, directrice de l’école biodynamique et inventrice de protocoles spécifiques de rêve éveillé dirigé. « Ainsi, nous pouvons aller bien au-delà de la boîte à problèmes qu’est le moi avec ses questions circulaires, ses butées répétitives, son manque de vision globale, et trouver des ressources psychiques bien plus vastes et mieux adaptées à l’être dans son ensemble », décrit le Dr Olivier Chambon.
Méthode multidimensionnelle
Un homme d’une quarantaine d’années vient voir Christiane Lewin. Il lui raconte avoir fait un vrai rêve nocturne dans lequel il s’est trouvé devant la tombe de son père. Or l’homme sent que quelque chose ne va pas. La thérapeute lui propose de repartir de ce rêve avec la technique du rêve éveillé. Le patient s’allonge, ferme les yeux, se relâche et laisse venir les images. Il se retrouve dans le cimetière. Cependant, une voix lui dit qu’il n’est pas devant la bonne tombe. Il passe une porte qui le mène vers un autre cimetière et s’arrête devant la « vraie » sépulture de son père. Etrange. Après la séance, l’homme questionne sa mère. Elle lui confie qu’elle a effectivement eu une autre relation juste avant sa naissance et lui montre une photo de l’homme en question. La ressemblance entre eux est frappante. « Il a ainsi appris que son père n’était pas son vrai père. Fréquemment, je vois des secrets de famille apparaître. Avec les rêves éveillés, nous sommes clairement en relation avec plus grand que notre conscience ordinaire. Dans le cas présent, nous avons eu accès à des informations transgénérationnelles, mais parfois les voyageurs se retrouvent investis de savoirs qui semblent dépasser de loin leur famille ou leur bagage culturel », signale Christiane Lewin.Dimension personnelle, transgénérationnelle, collective et archétypale, jusqu’où pouvons-nous aller avec le rêve éveillé ? « Le rêve éveillé nous fait entrer dans des états modifiés de conscience. L’intérêt des états modifiés de conscience en psychothérapie est de pouvoir explorer toutes les dimensions de notre psyché. Nous pouvons rencontrer notre personnalité et notre être profond – le soi –, toucher à des dimensions collectives avec les archétypes et enfin rencontrer éventuellement des dimensions transpersonnelles », indique le Dr Chambon. En effet, à la suite des travaux de Jung, les Drs Stanislav Grof et Abraham Maslow, fondateurs de la psychologie transpersonnelle, avancent que notre inconscient pourrait entrer en contact avec des formes de conscience indépendantes – que les traditions dépeignent depuis des temps immémoriaux. Sylvie fait un rêve éveillé alors qu’elle prépare une thèse de doctorat en biologie. Une sorte de forme humaine de la consistance d’un nuage vibrant et lumineux se met à lui donner des idées pertinentes. « J’étais subjuguée par la finesse de son intelligence, moi qui me cassais la tête sur ce problème depuis plusieurs mois ! », rapporte-t-elle. « Toute la question est de savoir s’il s’agit de parties de nous-mêmes ou si nous pouvons vraiment contacter des réalités ontologiquement séparées et autonomes. Il se trouve que de nombreux grands thérapeutes ont constaté que des éléments autres viennent parfois se manifester dans les voyages de leurs patients. Desoille, Johannes Schultz – l’inventeur du training autogène, une méthode proche du rêve éveillé –, et beaucoup d’autres en hypnose ou en voyage chamanique le mentionnent. C’est comme si, parfois, d’autres champs de conscience venaient s’allier à nous », suggère Olivier Chambon. Le rêve éveillé nous permet-il de rencontrer ces formes de conscience ? « J’aurais aimé pouvoir répondre non. Mais je dois admettre que parfois les personnes accèdent à des connaissances très surprenantes », confie Georges Romey.
De la télépathie au monde des rêves
Pendant 9 ans, du 12 juin 1991 au 15 juin 2000, Georges Romey travaille de 7 h . 9 h 30 sur le Dictionnaire de la symbolique des rêves. En moyenne, 5 jours sont consacrés à l’étude de chaque symbole. Il poursuit ses journées en recevant des patients qui ne sont pas au courant de ses recherches. « Or dans une proportion de cas qui pulvérise les seuils établis par les calculs de probabilité, au moment où le rêve atteignait une intensité dont je partageais la résonance, j’entendais soudain non seulement le symbole objet de l’étude en cours, mais tout l’environnement d’images qui se dégageait des rêves que j’avais pris en référence pour la recherche. Souvent même, le rêveur ou la rêveuse prononçait des phrases similaires à celles que j’avais rédigées le matin même », s’étonne Georges Romey. Voilà qui est véritablement étonnant en effet… et vérifiable : tout est enregistré et noté. Le thérapeute essaie d’influencer ses séances volontairement. Rien n’y fait. Le phénomène n’apparaît qu’au moment où la relation thérapeutique est d’une « authentique empathie. [...] Tout se passe comme si le rêveur ou la rêveuse s’appropriait inconsciemment le résultat de mon travail du jour. [...] Ce mystérieux emprunt n’a pas d’effet dérivant sur le processus d’évolution, il le sert et l’enrichit », remarque-t-il. Nos pensées semblent perméables à celles des autres. « Cela m’arrive très souvent de voir les mêmes images que mes patients ou de ressentir les mêmes choses pendant les séances, si bien que je pourrais parfois finir leurs phrases. En tant que superviseuse et formatrice, je constate que cela arrive aussi à mes élèves », ajoute Christiane Lewin. L’ouverture par l’imaginaire à notre inconscient, dans un espace thérapeutique sécurisé, favoriserait-elle aussi l’apparition de capacités psi ? « Nous avons tellement tendance à sous-estimer les capacités de notre conscience qui sont pourtant incroyables, presque magiques », remarque le Dr Chambon.Le rêve éveill. n’a pas fini de nous étonner. Cette méthode, pratiquée avec soin par des personnes qualifiées et respectant une charte éthique, se révèle être un outil remarquable. « La qualité et la rapidité des résultats obtenus ne sont pas les seules composantes de l’efficacité de la méthode. Le plaisir éprouvé par les patients lorsqu’ils découvrent la richesse et l’intelligence de leur imaginaire est peut-être le don le plus précieux qu’ils reçoivent de la cure », conclut Georges Romey.
Dervy-Médicis (Novembre 2010 ; 280 pages)
Collection : Dervy poche
Psychothérapie et Chamanisme, Dr Olivier Chambon
Editions Véga (Novembre 2012 ; 396 pages)