Chamanes himalayens : les maîtres de la transe
Là où les dieux des montagnes dialoguent avec les hommes : récit de voyage parmi les chamanes de l’Himalaya, seigneurs de la nuit et gardiens des mystères.
Bio expressCela fait maintenant plus de vingt ans que je me rends en Himalaya en tant que chercheur et anthropologue à la découverte des religions pratiquées dans ce fascinant et reculé coin de la Terre. Depuis quelques années, grâce à la passion pour ce monde merveilleux, je conduis des petits groupes de voyageurs qui ont envie de connaître en profondeur leur corps, leurs sens et leur « soi » en contact direct avec la beauté et la force de ces lieux. Des voyages aux côtés des derniers chamanes de cette région, afin de découvrir et comprendre comment le monde invisible et celui des hommes peuvent encore aujourd’hui, dialoguer et se comprendre parfaitement. Pas un simple « parler à distance » mais au contraire un authentique et tangible contact entre ces deux dimensions, ayant comme « lieu de rencontre » favori de ce même mystérieux « rendez-vous », le corps du chamane, réel porte-voix des esprits de la nature et des dieux des montagnes. L’échange se manifeste ici sous la forme d’une véritable « possession » du chamane hautement codifiée ; une authentique technique de la transe pratiquée depuis des millénaires. Son but est de permettre aux êtres invisibles qui contrôlent directement le cycle des saisons et les mouvements des astres, la prospérité de la terre, ainsi que la santé des êtres humains, de donner aux hommes des indications précises pour qu’ils puissent vivre en accord avec l’univers qui les entoure. Les esprits peuvent aussi offrir pendant ces possessions des instructions précises afin que les membres de la tribu puissent prospérer et en même temps fournir des recommandations pour une harmonie et une unité interne.
Martino Nicoletti , doctorat en ethnologie et PhD en art, est écrivain et anthropologue spécialiste du chamanisme himalayen. Créateur de la méthode de travail psycho-physique de Conscience corporelle dynamique, il est l’auteur de nombreux livres consacrés aux religions asiatiques ainsi que l’organisateur avec la thérapeute Claudie Chlasta de voyages-retraites en Himalaya.
Pour comprendre comment tout cela est possible je vous emmène en voyage. Devant moi, quatre jours de trekking à travers les forêts et les villages de différentes ethnies d’origine tibéto-birmane de cette région. Autour de moi, un univers où tout parle : la voix des fleuves, celle des animaux sauvages et des rapaces, celle aussi des roches priant sans cesse grâce aux mantras tibétains sculptés sur leur surface… Au bout du troisième jour de marche, je rentre dans la vallée de l’ethnie des Rai. Je commence à reconnaître chaque pierre, chaque arbre, chaque courbe du chemin : je rentre véritablement chez moi, comme à la maison.
L’ÉQUILIBRE ENTRE VISIBLE ET INVISIBLE
J’ai juste le temps de retrouver ma place dans ce monde aussi exotique que familier, de reprendre le fil de la conversation avec les gens et les chamanes d’ici pour percevoir à nouveau tout ce que le vieux et renommé Sancha Prasad m’avait, il y a longtemps, enseigné sur la vision du monde du chamanisme. Une philosophie de vie archaïque qui nous permet de comprendre aisément comment, encore aujourd’hui, des hommes peuvent faire confiance aux conseils des esprits invisibles de la nature, se manifestant au cours de certains rituels extatiques de transe. Une sagesse immuable qui, en se fondant sur un postulat très simple, nous rappelle comment nous, les êtres humains, ne sommes pas les seuls habitants de ce monde et de cet univers. À côté de nous, ainsi qu’à côté des autres créatures vivantes ayant un corps physique, il existe un nombre incalculable d’êtres invisibles, chacun associé à un habitat spécifique, tels que les forêts, les montagnes, les fleuves, ou à une région de l’espace cosmique. Ici, la perception de la nature est entièrement habitée et totalement vivante jusqu’au plus petit objet, jusqu’à la moindre molécule. Une réalité complexe où chaque être a sa place, son territoire, son champ d’action.Dans un univers ainsi conçu, l’homme, au lieu de se percevoir comme le seul et incontesté « maître » de la nature, est au contraire bien conscient de n’être rien d’autre qu’un minuscule fragment de ce monde infini. Il sait qu’il a la liberté de vivre et d’utiliser les biens offerts par le milieu uniquement selon ses besoins et exigences réels. À chaque instant, il se rappelle qu’il peut chasser seulement les animaux que la forêt et ses propriétaires invisibles voudront lui donner ; qu’il est libre d’occuper son territoire sans toutefois nuire aux esprits qui, de façon semblable y habitent : les créatures invisibles qui résident dans les arbres, dans les fleuves, les eaux et les roches.
LA PETITE FILLE AUX PIEDS RETOURNÉS
En tant qu’intermédiaire vivant entre visible et invisible, la tâche principale du chamane est de permettre que les relations entre le monde des hommes et celui des esprits soient pacifiques et fluides. Sancha Prasad m’expliquait aussi que les potentiels positifs de cette même relation doivent se déployer en avantageant la communauté dont il est le représentant désigné. Au Népal, le chamane n’est pas simplement un « messager » des hommes : il est un véritable « élu », choisi par les êtres invisibles de la forêt au cours d’un itinéraire vocationnel qui a souvent lieu pendant l’adolescence et qui est marqué par des événements fort dramatiques. Les indomptables et redoutables êtres invisibles destinés à transmettre le savoir sacré, ainsi que lesNous avons plaisir à reparler du chemin initiatique qui lui a permis de devenir chamane : « À cette époque, quand les esprits m’ont appelé, soudainement pendant la nuit, j’ai commencé à faire des rêves très étranges… Il y avait des personnes que je ne connaissais pas : certaines semblaient humaines, d’autres ressemblaient à des animaux, d’autres encore à des êtres jamais vus auparavant… Ils s’approchaient de moi, me touchaient et me parlaient mais je ne comprenais pas leur langue. Parfois ils me prenaient et m’amenaient dans des endroits, loin, très loin, que je n’avais jamais visités .» Sa voix tremble encore en me racontant cette expérience. Je suis ému. Il m’explique que pour souligner avec une force plus marquée leur volonté, les esprits peuvent très souvent faire tomber malade le jeune qu’ils ont sélectionné pour devenir chamane : lui donner des accès de fièvre ou d’autres malaises physiques pour lesquels aucun remède ou soin ne semblent être efficace. Des maladies obliques et insidieuses qui ne manquent souvent pas d’envahir la sphère psychique du néophyte : voilà donc l’apparition de symptômes anormaux et inattendus, vilcomme un accès de folie temporaire, parfois violente, parfois amenant le petit à se plonger dans la solitude ou le silence le plus complet. Purna continue de m’expliquer que très souvent à ces mêmes symptômes s’ajoute aussi l’expérience d’un véritable enlèvement mis en acte par les esprits même. Le petit est attiré pendant la nuit grâce au rythme régulier d’un tambour : « Le son m’appelait depuis le coeur de la forêt et je savais que je devais le suivre. » Une mélodie qui séduit et qui invite sans que l’on ne puisse opposer aucune résistance à abandonner sa propre maison pour suivre un chemin dans la nuit sombre et qui conduit, tel un somnambule, à rencontrer Laladum.
C’est une créature sauvage de la forêt, décrite par les chamanes comme une gracieuse petite fille complètement nue, avec une longue chevelure qui arrive jusqu’aux pieds, et caractérisée par un détail physique unique : ses pieds sont étonnamment renversés vers l’arrière ! Après avoir attiré le jeune néophyte dans sa demeure secrète, Laladum se charge de lui transmettre les connaissances ainsi que les pouvoirs nécessaires pour devenir chamane : la clairvoyance, le contrôle sur les maladies, les mantras et les formules rituelles pour communiquer avec les esprits et pour assujettir les démons. De plus, Laladum apprend au petit la clé même de tout pouvoir chamanique, c’est-à-dire celle de la transe rituelle : cette expérience extraordinaire qui, en se manifestant sous la forme d’un violent tremblement du corps, ici au Népal témoigne de la présence tangible dans sa chair d’un esprit, d’une divinité, ainsi que de leur même puissance sacrée. (...)