Avant même de naître...
Mais le lendemain soir, la situation du bébé de 743 grammes, qui n’en pèse plus à présent que 700, s’est réellement aggravée. On craint des séquelles irréversibles dans le système nerveux et les reins.
Cette fois, le pédiatre s’attarde plus longtemps auprès de la mère, à qui il pose quelques questions. L’histoire qu’elle raconte est tout à fait déprimante. Le père de l’enfant est parti sans laisser d’adresse, au cinquième mois de grossesse. D’une façon générale, l’existence de la jeune femme ressemble à un terrain vague. Quasiment pris de malaise, l’interne, qui est là aussi, tente de la dérider en lui lançant avec un grand sourire : « Quand même, il y a bien de moments de bonheur dans la vie, non ? Vous allez voir, il va s’en sortir, votre bébé ! » L’intéressée répond par une grimace en secouant la tête : non, elle n’a jamais connu le moindre bonheur. Son enfant ? A quoi bon naître dans la vallée des larmes ? Qu’on lui fiche la paix !
Le Dr Wilrek, qui s’apprêtait à sortir en se disant, découragé, que le non-désir de vivre de cet enfant n’était décidément pas étonnant, est soudain intrigué. Il revient sur ses pas et, à la surprise de Hugues, repose la question d’un ton particulièrement doux, comme s’il voulait se convaincre lui-même :
« Mais si madame, voyons, tout être humain a forcément traversé, à un moment ou un autre, des expériences heureuses. C’est obligé... Réfléchissez. Par exemple, quand vous avez attendu cet enfant, vous n’imaginiez pas le sourire qu’il vous ferait un jour ? Et son père... » (...)
Mais voilà qu’il sent un flottement. La femme, dans son lit, a changé de visage. Et dans un état à demi absent, elle lui dit :
« En fait, j’ai un bon souvenir. Je veux dire, avec lui, mon bébé. Et même avec son père. Ca remonte au début, quand j’ai appris que je l’attendais. J’étais folle, je ne réalisais pas. J’avais l’impression qu’on était déjà trois, que ça allait bien se passer. On dansait tous les jours, dans nos vingt mètres carrés. Ca n’a duré que quelques semaines. Après, il est parti sans prévenir et tout s’est écroulé. Je crois que je ne danserai plus jamais ! Rien que d’entendre cette musique dans ma tête, j’ai envie de mourir.
- Ah bon ? Quelle musique ? demande Wilrek (...)
« C’était Quelque chose de Tennessee. » (...)
- Ne le dites pas aux autres, j’ai tout Johnny Hallyday dans ma bagnole, grimace le pédiatre, qui poursuit en regardant la jeune mère : Vous voyez que vous en avez, des bons souvenirs, madame ! Et vous l’avez écoutée souvent, cette chanson ?
- Ca, c’est sûr. Jusqu’au début de mon quatrième mois de grossesse, je crois que je l’ai écoutée tous les jours. » (...)
Là-dessus, le Dr Wilrek disparaît... pour revenir six minutes plus tard avec un CD de Johnny Hallyday à la main : celui où figure Quelque chose de Tennessee. Puis, sous les yeux incrédules de son interne et de deux infirmières, il prend le vieux magnéto de la salle de garde et va l’installer à côté de la couveuse du bébé de 700 grammes. Avec du sparadrap chirurgical, il scotche ensuite les deux enceintes contre le cockpit, glisse son CD dans l’appareil et met en route la chanson numéro quatre.
Il est vingt et une heures trente-huit, quand, à l’étage d’obstétrique de l’hôpital V, l’une des cinquante et une couveuses se trouve arrosée par la voix rauque de celui que ses amis appellent « la bête ». Le volume est modéré, mais les basses passent bien. L’opération est répétée toutes les heures, jusqu’au lendemain, par les deux équipes de jour et de nuit, exceptionnellement bien disposées à l’égard d’une expérience excentrique, pour ne pas dire loufoque.
L’état du bébé de 700 grammes, stationnaire pendant la nuit, connaîtra une étonnante amélioration à partir du milieu de la matinée.
Vingt-quatre heures plus tard, il sera définitivement sauvé.
Sans séquelles.
Légèrement romancée, cette histoire est rigoureusement vraie. SOURCE INREES
Merci Johnny.
Albin Michel (Mars 2008 ; 432 pages)