Messagers
de notre inconscient, nos "cauchemars" mettent en scène nos craintes et
notre
mal-être intérieur. Ils nous perturbent, nous terrifient, mais
peuvent aussi nous permettre de mieux nous connaître. À condition de
prendre le temps de les écouter.
Perturbation nocturne
En
principe, grâce à leur faculté de produire des situations aussi
absurdes qu’incompréhensibles, les rêves savent
écarter les images qui risquent de perturber notre sommeil. Mais ils
ne réussissent pas toujours leur coup. Une idée angoissante ou une
vision terrifiante parvient à s’imposer, et c’est le
cauchemar. Mais c’est aussi parce que nous sommes angoissés au
moment de nous coucher que, certaines nuits, nous cauchemardons. Nos
mauvais rêves sont les révélateurs d’un mal-être intérieur,
d’un désir inassouvi qui insiste…
C’est
justement un rêve perturbant de Freud, intitulé « L’injection faite à
Irma », qui lui a révélé cette
fonction des songes : ce sont des messagers. Dans la nuit du 23 au
24 juillet 1895, le professeur organise, en rêve, une réception. Parmi
les convives, des collègues médecins et une jeune femme,
Irma, une amie et patiente. Elle ose exprimer des doutes à l’égard
de la psychanalyse, or Freud déteste que quelqu’un lui résiste. La voilà
qui ouvre la bouche pour lui montrer une horrible tache
blanche en se plaignant de n’être pas guérie. Angoissé et
culpabilisé (Irma représente en fait une partie de son moi qui doute de
ses capacités), Freud essaie de se dédouaner en accusant sa
patiente d’être responsable de son état.
Puis
incrimine un collègue médecin qui l’aurait mal soigné. Non, ce ne peut
pas être de sa faute à lui ! Ce rêve
lui rappelle la mission qu’il s’est donnée : devenir le découvreur
des mystères de l’âme humaine, ce qui, plus profondément, le renvoie à
ses ambitions de petit garçon, surpasser son père et être
le préféré de sa mère.
La conscience fait le cauchemar
En
analysant son rêve, Freud n’utilise pas le terme de « cauchemar ». En
effet, mieux nous savons affronter les
émotions véhiculées par nos songes pénibles, moins ils nous
paraissent terrifiants. « C’est la conscience, pas l’inconscient, qui
les qualifie de cauchemardesques », assure le psychanalyste
Norbert Chatillon. Exemple : peu de temps après le 11 septembre
2001, un de ses patients « rêve d’un supersonique Concorde en plein vol,
en position de décollage, à quarante-cinq degrés, ses
réacteurs à pleine puissance crachant des flammes. Il survole des
buildings mais, au lieu de s’élever, le Concorde recule, semble tiré
vers l’arrière et se diriger vers les immeubles ».
Si,
dans la réalité, un crash s’est produit, rien de tel dans le rêve : «
Il n’est pas trop tard, le Concorde peut
récupérer sa puissance », précise le psychanalyste. Pourtant, le
rêveur reste angoissé : cet avion, une représentation de lui-même, le
renvoie à ses difficultés à s’extraire d’un milieu familial
qui le tire vers l’arrière et vers le bas (ici, les immeubles), et à
ses amours, loin d’être stimulantes, alors que cet homme est actif,
créatif, puissant. Norbert Chatillon : « Son inconscient
le prévient : “Tu utilises ton énergie contre toi, et il
t’appartient de changer de cap ou non, le responsable de ton destin,
c’est toi.” C’est ce surcroît de conscience qui crée de l’angoisse et
le réveille brutalement. »
À chacun son code
Chaque
rêveur possède sa propre clé des songes : chaque rêveur est le seul à
pouvoir déchiffrer ses productions
nocturnes. Pourtant, Freud et Jung ont repéré des symboles et des
rêves « typiques », communs à l’humanité. Les longs couloirs, les
labyrinthes signalent que nous sommes dans une situation
inextricable, incapables de décider. Les objets longs ou tranchants –
avions, parapluies, couteaux… – seraient des représentations sexuelles
masculines. Mais là encore, attention : à chacun son
rêve. Solen et Emmanuelle, 29 et 36 ans, rêvent de façon répétitive
qu’elles sont poursuivies par des hommes inconnus armés de poignards ou
de scies. La première, élevée par une mère célibataire
et féministe militante, exprime sa peur panique des hommes ; la
seconde, issue d’un milieu très puritain, se sent coupable de les
désirer autant.
Perdre ses dents, le grand classique
Au
hit-parade des cauchemars les plus connus, ceux de perte de dents et de
cheveux figurent en bonne place. Vicky
lance un SOS sur un de ces forums où les internautes se racontent.
Depuis trois mois, elle rêve que ses dents tombent, elle les sent se
casser dans sa bouche ; elle se regarde dans le miroir et
se voit édentée. Elle se réveille alors, très agitée. Un autre
internaute, Aldebaran, lui répond : « Chute des dents, perte de la
vitalité, ça peut aussi vouloir dire que tu es découragée, que tu
en as assez de te battre. » Vicky acquiesce : « C ’est vrai, en ce
moment, je suis au chômage et je n’ai même plus envie de retrouver du
travail, je suis lasse de tout. »
Faire
appel à Internet permet de ne pas rester seul avec ses cauchemars, mais
attention aux interprétations
caricaturales. « Dans ce type de rêves, je repère souvent un
retournement de l’agressivité contre soi, un sentiment d’abandon »,
commente la psychanalyste Virginie Megglé, auteure de La
Projection, à chacun son film… (Eyrolles, 2009).
Des bribes d’enfance qui resurgissent
Très
fréquents également, les rêves de nudité : « Je me retrouve dans la rue
sans culotte, raconte Anne, 32 ans.
Je me sens en danger, prisonnière des regards, je ne peux ni me
rhabiller ni me cacher. » Ces rêves mettraient en scène des fantasmes
exhibitionnistes, des vestiges de l’époque d’avant
l’apprentissage de la pudeur, où les enfants s’amusent à se promener
nus. Ce qui est aujourd’hui un cauchemar fut autrefois un plaisir…
Nous
sommes aussi nombreux à rêver de la mort de personnes chères. Sauf
exception, il ne s’agit pas de souhaits
actuels, mais de désirs enfantins qui remontent à l’époque où nous
aurions adoré être débarrassé d’un parent rival ou d’un petit frère
encombrant. « Le rêve est un morceau de la vie d’âme
infantile », écrit Freud. Quant aux rêves où nous avons la sensation
de voler puis de tomber, ils sont, dans l’inconscient collectif, des
commémorations du mythe d’Icare. Alors qu’Icare et son
père Dédale s’enfuient par la voie des airs pour échapper à Minos,
roi de Crète, le fils n’écoute pas les conseils paternels (« Ne vole ni
trop haut ni trop bas »). Il s’approche trop du soleil,
la cire qui maintient ses ailes fond et il s’écrase. « Il se conduit
en “petit con” », affirme Norbert Chatillon, qui souligne qu’Icare fut
incapable de prendre son envol car Dédale ne cessait de
penser à sa place. « Nous parlons de la chute d’Icare, or la
difficulté qui se pose à tout individu, c’est l’envol : apprendre à
voler de ses propres ailes », poursuit le psychanalyste. Autrement
dit, s’autonomiser.
Selon
Virginie Megglé, les cauchemars seraient d’ailleurs « la mise en scène
de ces épreuves initiatiques que nous
devons affronter de la naissance à notre dernier jour ». Ils
ressuscitent nos craintes les plus originelles et nous parlent de la
nécessité d’apprendre à exister par nous-même. Ils traduisent nos
réticences à nous lancer dans l’univers du désir et de l’action. Et
quand, terrorisé, nous sortons d’un cauchemar, c’est toujours l’enfant
que nous étions qui se réveille dans le corps de
l’adulte que nous sommes devenu.
Des occasions de grandir
Le
tout-petit peut éprouver des terreurs nocturnes si un épisode de la
journée l’a fortement impressionné, mais
les premiers vrais cauchemars n’apparaissent que vers 5 ou 6 ans : à
l’âge du complexe d’OEdipe. Les désirs incestueux de l’enfant le
travaillent la nuit, tandis que, dans la journée, diverses
phobies apparaissent. Les mauvais rêves signalent que le moi
conscient a saisi que certains désirs doivent impérativement être
éliminés, car contraires à la morale. Or ils ne manquent pas de
resurgir à la faveur du sommeil, quand la conscience est affaiblie.
Transgressifs, et donc effrayants, ils ont pourtant leur utilité. Car
pour se construire psychiquement et grandir, nous devons
nous confronter à eux !