Dans la vie, nous nous heurtons souvent aux mêmes problèmes, nous répétons les mêmes chagrins, les mêmes situations. Par cette répétition, nous cherchons à réparer une situation. Mais nous ne cessons de retomber, parce que notre conscient, qui aime la tranquillité, se masque les éléments perturbateurs. Le rêve, lui, les réinvite. Il se fait l’intercesseur des choses importantes que notre être a à nous dire, mais que notre conscient ne veut pas entendre. Il contourne les censures et les interdits, dévoile les faux semblants, met à jour les fantasmes… Mais inaugure aussi un chemin. Il ne fait pas seulement signe vers les blocages de notre histoire et les postures dans lesquelles nous sommes figés : il propose des pistes nouvelles pour en sortir, offre des clés pour construire une autre perception du présent et un autre avenir. C’est une sorte de signal. Comme Tobie Nathan, je considère qu’il est un réel savoir, une magnifique source d’enrichissement. En ce sens, il peut vraiment avoir un impact sur nos vies.
Le rêve, plutôt qu’un délire, serait donc une hyperacuité ?
Il peut avoir la fulgurance d’une pleine conscience. Il nous renseigne sur nos peurs, nos compromissions, nos dénis, nos conditionnements, mais aussi sur nos capacités. En inversant les codes qui composent notre image du monde, il offre un relevé de sens inédit et parvient à révéler le désir qui secrètement nous soutient et arme nos vies. Il a le pouvoir d’annoncer ce qui arrive, et de mettre entre nos mains la possibilité d’y répondre – avant que le corps ne tombe malade, que l’accident ne survienne…
Voilà qui interroge la « vérité » de notre réalité ordinaire !
Même les scientifiques ont aujourd’hui du mal à parler de « la » vérité. Une vérité le reste jusqu’à ce qu’une nouvelle théorie vienne affiner, déplacer, voire remettre en question la manière dont on voyait le monde jusque-là. Malgré tout, ce qui est troublant, ce que je ressens subjectivement, c’est qu’il y a parfois des moments « de vérité ». Par exemple, lorsqu’un patient parvient à traverser un épisode de son passé, tout à coup, des éléments se rejoignent et s’alignent, un changement d’axe s’opère, ressenti comme une conversion. Ces moments de révélation intime font vérité. En ce sens, le rêve n’est pas le contraire de la vérité, mais sa traduction la plus directe.
Peut-il alerter sur des événements qui dépassent l’individu ?
Il existe plusieurs registres au rêve, comme il y en existe plusieurs à la conscience. Certains puisent dans des éléments beaucoup plus vastes que le moi et touchent à l’universel, en informant de l’état du monde ou d’un événement à venir. Ils anticipent, pressentent. Un ouvrage a ainsi recensé les rêves qui avaient été faits avant la seconde guerre mondiale ; c’est fascinant de voir comme tout était déjà là, décrit…
Ces rêves démontrent-ils l’amplitude de nos capacités de perception ?
Je les crois bien plus vastes que ce que peut en explorer notre conscience ordinaire. Dès lors qu’on se branche sur une dimension qui dépasse la lucarne très étroite du moi, nous pouvons capter des tas d’informations, qui se retranscrivent dans nos rêves. C’est ce qui lui donne sa capacité prémonitoire et de transmission de savoir. Comme cette personne réveillée en pleine nuit par la vision d’un accident, bien réel, à des kilomètres de là ; ou celle qui rêve d’un événement ayant eu lieu trois générations auparavant, dont elle ignorait tout, mais qui s’avère vrai... Ces faits troublants bousculent nos visions du monde, au même titre que les synchronicités et la télépathie. En analyse, il m’est arrivé plusieurs fois de penser la même chose que mes patients, exactement au même moment ! Nous n’avons pas fini d’explorer les facultés du cerveau, sa plasticité, ce qu’on en active ou désactive au quotidien. Nous ignorons de quoi nous sommes capables. Des expériences au MIT ont par exemple montré que notre corps peut anticiper un événement de plusieurs secondes. Notre réactivité psychique précède le conscient.
De quoi bouleverser notre rapport au monde…
Hegel disait que nous rêvons uniquement parce que nous ne sommes pas en rapport avec le tout. Le rêve et son mystère sont des modalités du réel. Nous rêvons tous, toutes les nuits, même si nous ne nous en souvenons pas. Le rêve transcende les frontières : il n’a pas de limites, de bords, de hiérarchie. Il ignore le temps, fait aussi bien avec des éléments du présent, des événements du passé, une histoire vieille de mille ans ou de choses à venir. Il associe des souvenirs à des pensées, des émotions sédimentées à des impressions reçues d’ailleurs, des vécus personnels à des données culturelles. Les échelles de valeur, d’urgence, de grandeur n’y sont pas respectées. Le rêve rend aussi poreux le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible ; il essaie d’échapper à la dualité parfois un peu simpliste entre le conscient et l’inconscient, en étant ouvert aux connexions, à cette intelligence perceptive du monde qui est bien plus vaste que le moi.
Au fond, le rêve est-il un éveil ?
Il est un éveil à une autre conscience ou prise de conscience. Il est tout à la fois l’envers de la raison et le lieu où elle est le plus efficace. Beaucoup de penseurs et de scientifiques ont ainsi trouvé en songe ou en vision des pistes, des réponses ou des solutions.
Preuve aussi de l’étonnant pouvoir de création qui est en nous…
Le rêve est fascinant. Je suis analyste depuis vingt ans, et je ne m’en lasse pas ! Il utilise tout : des lettres, des images, des métonymies, des déplacements, des répétitions, des mises en espace, des scénarisations, un détail pour désigner l’essentiel… Le réservoir à son actif semble quasiment infini. Son mode opératoire, c’est le renversement constant. Face à une frustration, il va halluciner une satisfaction. Si vous rêvez d’être poursuivi, il faudra vous demander ce que vous poursuivez, vous ! Il faut prendre soin de ce qui, en nous, est capable de rêve. Et ne pas avoir peur de nos capacités de vision.
Est-ce un chemin vers la liberté ?
Le rêve nous invite à décaler sans cesse notre angle de vision, ainsi qu’à être ouvert à l’inconnu, à l’inattendu, à l’inexploré. C’est une forme de dissidence absolue : personne ne peut commander aux rêves, c’est le lieu où s’exprime le principe de liberté inaliénable de l’être humain. Il nous fait comprendre que la résistance à une vie plus haute, plus forte, plus intense, n’est pas dans la réalité extérieure, mais en nous. En ce sens, il est un appel à une révolution intime, au retournement de l’être. Il nous met sur cette piste… tout en nous en montrant les ambivalences : il y a toujours un prix à payer pour assumer sa liberté. Être libre, c’est sortir de l’enfance, renoncer à une certaine sécurité. Est-on prêt à cela ? Le rêve va voir dans la nuit, nous confronte à nos choix.
Agit-il de lui-même ou faut-il l’interpréter pour qu’il prenne sa puissance ?
Je constate que les gens qui se souviennent bien de leurs rêves, qui peuvent s’y relier et les relater facilement, avancent plus vite que les autres. En analyse, c’est un turbo phénoménal. La première étape est de s’ouvrir à eux, en formulant le souhait de s’en souvenir. Un rêve que l’on se remémore agit déjà, à condition de lui donner une substance extérieure en l’écrivant ou en le racontant. Après, je trouve intéressant de voir ce qu’il a à dire plus profondément, en tout cas de se laisser interroger par lui, d’associer autour. L’imagination est une force immense, qui a des choses à nous apprendre. Pour moi, elle est tout sauf trompeuse. L’ouverture au sensible, au subtil, à l’énigmatique, permet d’être plus créateur de sa vie.
Les rêves lucides sont-ils aussi efficaces ?
Quand un patient n’a pas accès au contenu de ses nuits, je travaille avec lui en rêve éveillé, par des associations libres, qui lui permettent de se relier à son imaginaire et à des expériences passées, intuitivement migrantes du rêve. Quand je m’absente un long moment, je conseille à mes patients, s’ils ont des angoisses matinales ou font un rêve perturbant, de consacrer une demi-heure à une séance d’écriture automatique, sans censure, puis de laisser reposer une journée. En reprenant le texte, ils s’aperçoivent que sous ses airs totalement débridés, il recèle des éléments qui indiquent des issues, pointent déjà vers un après.
Manuels Payot (Février 2012 ; 173 pages)