David Lynch : Totale créativité
Dans le numéro 13 d’Inexploré, nous consacrons un dossier à l’intuition. Qu’est-ce que l’intuition pour vous ?
L’intuition, c’est la connaissance, c’est « savoir ». En chaque être humain, il y a un océan de connaissance. Et en y accédant, on se rend compte que la faculté de l’intuition se développe. J’ai l’habitude de dire que l’outil le plus important, non seulement pour l’artiste, mais pour quiconque réalise quelque chose, c’est l’intuition.
Comment cette intuition s’exprime-t-elle dans votre art ?
Elle est utilisée dans tous les arts, c’est en quelque sorte un flux d’idées. Grâce à elle, vous voyez quand quelque chose ne marche pas, et comment le faire marcher. L’intuition sert à résoudre les problèmes. Prenons l’exemple de la peinture, qui est pour moi un enchaînement d’actions et de réactions. Vous faites quelque chose en vous disant : je vais faire cela ici. Immédiatement, vous réagissez à ce que vous venez de faire et si vous êtes dans un flux d’idées, alors vous voyez tout de suite ce que vous ferez ensuite. Vous le faites, et une autre idée vient, et ainsi de suite… Et ça fonctionne de cette manière. Si vous ne l’avez pas, je ne vois pas comment vous pouvez avancer. C’est pourquoi je pense que tout le monde a de l’intuition. Mais l’idée, c’est d’en avoir de plus en plus. La méditation, que je pratique depuis 38 ans, est un moyen d’y parvenir.
Pouvez-vous nous donner un exemple précis, où au cours de votre carrière, vous avez été guidé par cette intuition et où le résultat vous a particulièrement satisfait ?
Ça arrive tout le temps. Je pense que derrière cela, il y a quelque chose de plus grand, qu’on pourrait appeler un don de la nature. Voici un exemple que j’utilise souvent : un jour, pendant le tournage de Twin Peaks, j’étais dans la maison de Laura Palmer, l’un des personnages du film. Je travaillais près de la chambre de Laura. Et j’entendais Franck, le décorateur, qui déplaçait des éléments à l’intérieur pour préparer la scène. Apparemment, il fit glisser une armoire près de la porte et une femme dit en plaisantant : « Franck, ne va pas t’enfermer dans cette chambre. » Je me suis alors subitement imaginé Franck enfermé dans la pièce. Et là, quelque chose s’est passé. Je suis allé le voir et j’ai dit à Franck : « Tu vas être dans la scène, je ne sais pas ce que tu vas y faire, mais tu seras dedans. » Quand on a tourné dans la chambre, je lui ai dit qu’au prochain plan panoramique de la pièce, il devrait aller derrière le lit et s’immobiliser face caméra. Ce qu’il fit. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire de cette séquence. Le soir-même, nous filmions au rez-de-chaussée. Madame Palmer est allongée sur le sofa, sa fille est morte, elle est seule, traumatisée, elle a comme une vision et elle se met à crier et se redresse. Le cameraman doit faire un panneau pour accompagner son mouvement. Tout me semble parfait. Mais l’opérateur me dit : « Non, ça ne va pas, il y a un reflet dans le miroir. » Je demande : « Qui se reflétait dans le miroir ? » Et il me dit : « C’est Franck .» C’est comme ça qu’est né le personnage de Bob qui a ajouté toute une dimension à l’histoire de Twin Peakss. Ce genre de choses que j’appelle des « accidents heureux » arrivent à tout le monde. Vous pouvez en tirer avantage si vous les reliez à un flux d’idées.
Des années plus tard, on se souvient encore des visions de Twin Peakss, comme le nain dansant, par exemple. D’où viennent ces visions?
Ces idées semblent provenir d’ailleurs, de l’extérieur, mais je dis souvent que l’on ne connaît pas une idée avant qu’elle ne pénètre notre esprit conscient. Tout être humain a une conscience, mais pas dans les mêmes proportions. Vous n’aurez pas conscience d’une idée jusqu’à ce qu’elle entre dans votre champ de conscience. C’est pour cela que dans les dessins animés, c’est une ampoule électrique qui représente le fait d’avoir une idée : vous la voyez soudain, elle apparaît à votre conscience, vous la comprenez, vous l’entendez. Parfois, des idées viennent à vous, et vous les adorez. Ces jours-là sont particulièrement beaux. Pour moi, c’est comme aller à la pêche. Vous êtes le pêcheur, vous avez un hameçon et un appât : ils représentent votre désir d’idées. Vous attendez patiemment. Les idées viennent sans cesse, et un jour, vous tombez amoureux de l’une d’elles. De penser à cette idée en fait venir d’autres, et ainsi de suite, vous les suivez, et quelque chose émerge, un script, une peinture…
Vous pensez que ces idées viennent d’autres dimensions de la réalité ?
La physique quantique nous dit qu’il y a dix dimensions de l’espace et une dimension temporelle. Et il y a tant de niveaux dans le champ de la relativité, et tant de choses qui leur sont associées ! La technique de la méditation transcendantale amène une personne de la surface de la vie à toutes ces dimensions, jusqu’à la source même de la pensée, la source du poisson, de l’arbre, de l’étoile, et de tout ce qui est : l’océan illimité de la conscience, le Soi. Se connaître soi-même, c’est connaître cet océan, ce trésor qui existe en chaque être humain. On y est relié mais il faut une technique pour y parvenir. La méditation transcendantale fait faire à l’attention un virage à 180° vers l’intérieur de nous-mêmes, et nous permet de plonger naturellement dans les niveaux subtils de l’esprit, de l’intellect jusqu’à les transcender et expérimenter la pure conscience, la félicité infinie, la joie. C’est l’expérience la plus profonde qui soit. À chaque fois que vous vivez cette expérience intérieure, quel que soit votre degré de conscience au départ, celle-ci s’accroît et vous permet de percevoir des idées en provenance d’un niveau plus profond encore.
Vous rendez le subconscient conscient, jusqu’au jour où tout le potentiel de l’humain est atteint, la conscience est infinie, c’est l’illumination. Tout ceci est réel, cela n’a rien d’un tour de passe-passe, ça n’a rien d’étrange, c’est naturel. Chaque être humain a ce potentiel, il suffit de le déployer en expérimentant cet absolu, ce champ unifié, cette globalité, cet espace intérieur, quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est une seule et même chose. Les fruits de la conscience sont l’intelligence, la créativité, le bonheur, l’amour, l’énergie et la paix. Toutes ces choses positives, qui sont le fruit de l’expérience, grandissent en vous et ont pour effet secondaire de faire disparaître les choses négatives, comme le stress, l’anxiété, la tension, le chagrin, la dépression, la haine, la colère et la peur, tous ces ennemis de la créativité, qui entravent le flot des idées. Dès lors que ces entraves vous quittent, vous pouvez travailler de plus en plus librement, les idées viennent, vous ne manquez pas d’énergie. Habituellement les gens sont fatigués, stressés. Si vous faites cela, vous nettoyez la machine et vous en extrayez de l’or.
Pouvez-vous décrire ce que vous avez ressenti la première fois que vous avez eu cette expérience ?
Je ne savais pas ce que j’allais expérimenter, je m’étais intéressé à différentes formes de méditation, il y en a tellement – concentration, contemplation, attention au souffle. Ma sœur avait commencé la méditation transcendantale et j’ai perçu un changement dans sa voix, plus de joie et d’assurance. Je me suis dit : c’est ce que je veux. Je suis donc allé au centre et j’ai rencontré un professeur qui m’a donné un mantra – un son spécifique destiné à tourner l’attention vers l’intérieur de soi – et m’a expliqué comment l’utiliser. Ensuite, il m’a dit de m’asseoir confortablement, de fermer les yeux, de commencer avec le mantra : c’était comme si j’étais entré dans un ascenseur et que les câbles venaient d’être coupés. A l’intérieur, j’ai pénétré. Des vagues d’intense bonheur m’ont submergé, c’était une sensation physique, mentale, émotionnelle, spirituelle. C’était si beau. Le professeur est revenu au bout de vingt minutes, mais j’avais l’impression que ça n’avait duré qu’une ou deux minutes. Je ne pouvais pas croire que cette expérience puisse avoir été si belle. Par la suite, je me suis senti de mieux en mieux dans tous les aspects de ma vie.
Considérez-vous cette expérience comme la plus extraordinaire de votre vie ?
Les gens, quand ils méditent, ou dans la vie en général, font toutes sortes d’expériences. Mais l’expérience ultime est l’expérience de Soi, de la transcendance ; Connais-toi toi-même, c’est ça. Ce champ appartient à tous et des gens parviennent à la transcendance parfois sans technique, mais ils ne savent pas comment ils ont fait. Un jour – c’était avant que je commence la méditation – je rêvais éveillé, et soudain, je me suis senti léger, j’ai vu une lumière brillante, et j’ai été traversé par un sentiment intense de bonheur. Je me suis dit : « Waouh ! qu’est-ce que c’était ? » Parfois, juste avant de s’endormir, on est encore éveillé mais dans le moment qui précède le sommeil, dans cet état de conscience intermédiaire, on peut aussi avoir cette expérience.
Faites-vous des rêves prémonitoires, télépathiques ?
Je pense que la majorité des rêves servent à évacuer les déchets de l’activité diurne. On fait parfois des rêves étranges. Ils peuvent être palpitants, inspirants comme les idées. Je n’ai pas eu personnellement le genre de rêve que je montre au cinéma, mais j’aime la logique des rêves. Je la trouve excitante : aller et venir dans le temps, être dans plusieurs endroits à la fois, avoir l’impression de comprendre des choses qui n’ont plus vraiment de sens lorsqu’on se réveille. Mais ce n’est pas la même chose que l’expérience de la transcendance.
Comment liez-vous l’expérience de la méditation avec l’acte de création, qui – c’est bien évident – ne reflète pas seulement le bonheur ?
Il y a du positif et du négatif – nous pourrions parler d’infini positif et d’infini négatif – baignant ensemble dans le champ de la relativité. Mais le transcendant est entièrement positif. C’est ce niveau de la vie qui a toujours été, qui est, et sera toujours. C’est un champ non manifesté matériellement, il n’est pas palpable, vous pourriez dire que c’est une « non-chose », pourtant, c’est un tout, une plénitude de conscience éveillée. Et cette conscience est créativité infinie, elle crée tout ce qui existe. C’est du bon sens de dire que si vous vous ouvrez de plus en plus à cela, vous allez être capable de plus en plus de créativité. Si vous voulez plus, c’est à l’intérieur qu’il faut aller, toujours plus à l’intérieur, et pour cela il faut nettoyer la machine, se débarrasser de la négativité profonde.
Vous avez créé la décoration du club Silencio qui vient d’ouvrir à Paris, un lieu d’échanges entre les différents arts. Est-ce que la collaboration entre les arts est importante selon vous ?
Certaines personnes aiment collaborer, tandis que d’autres préfèrent travailler seules. Chacun doit faire comme il aime. Mais je pense qu’il est important de voir des choses très différentes, de rencontrer beaucoup de gens, car c’est une importante source d’inspiration.
Vous-même, vous peignez, vous êtes musicien, réalisateur, architecte d’intérieur, sculpteur… Comme si tous vos sens collaboraient à l’expression de la réalité.
(rires) Tout le monde peut faire cela. Je vous l’affirme : c’est là, en attente au fond de chacun. L’esprit est formé de différents niveaux, tout comme la matière, et ces niveaux correspondent les uns avec les autres. A travers ces niveaux de l’esprit, ou de la matière, vous pouvez toucher à l’unité, ce niveau éternel qui contient tout.
Comment définissez-vous l’être humain ?
Un être humain, on peut dire que c’est un humanoïde qui reflète l’être. L’autre nom de l’océan de la conscience, c’est l’être. La plupart d’entre nous, êtres humains, sommes comme des miroirs sales, nous ne réfléchissons pas autant que nous le pourrions. La méditation transcendantale permet de nettoyer le miroir, jusqu’à ce qu’un jour le reflet corresponde à l’être reflété.
Comment la méditation a-t-elle affecté vos relations avec les autres ?
C’est phénoménal. Avec ma première femme, j’avais tant de colère en moi que je la lui faisais subir. Deux semaines après que j’aie commencé à méditer elle est venue me voir et m’a dit : « Que se passe-t-il ? » Je lui ai demandé : « De quoi tu parles ? – Où est passée ta colère ? » Elle a pris cela comme une bénédiction : je ne passais plus ma colère sur elle. Je n’avais pas réalisé que c’était parti. Une fois encore, c’est du bon sens : si toutes ces colères, cette haine, cette peur et cette tension s’en vont, les relations humaines iront en s’améliorant incroyablement. Plus de joie, plus d’amour, les relations n’en seront que plus harmonieuses.
Vous pensez que chaque être humain, tout seul dans sa chambre, par ses propres expériences spirituelles, peut avoir accès à cette expérience ?
Oui. On peut apprendre la technique en quatre jours avec un professeur certifié. Cette technique est très ancienne, Maharishi qui la propose ne l’a pas inventée, elle est connue depuis très très longtemps. Elle vous permet de vous plonger sans effort à l’intérieur de vous-même. Ce n’est pas difficile, ça ne demande pas de concentration particulière, c’est une technique unique. Vous méditez n’importe où, dans votre chambre par exemple, 20 minutes le matin, 20 minutes le soir. Le reste du temps, vous vaquez à vos occupations. Il faut être très régulier. Il y a des recherches très intéressantes qui ont permis de mesurer l’activité cérébrale de personnes pratiquant la méditation transcendantale. Après quelques minutes, boum ! Vous transcendez et toutes les zones du cerveau s’activent simultanément sur l’électroencéphalogramme. Habituellement lorsque vous jouez du piano vous utilisez une petite zone du cerveau, lorsque vous chantez, une autre, quand vous peignez, une autre partie, quand vous faites des maths, une autre. La méditation est un état que l’on appelle état de pleine cohérence cérébrale dans lequel la totalité du cerveau est impliquée. C’est la seule et unique expérience – la transcendance – qui monopolise l’intégralité du cerveau. C’est vous dire. Cela fonctionne pour tout être humain, si vous êtes un être humain cela fonctionnera.
Il existe des niveaux de conscience plus élevés, autres que l’éveil, le sommeil et le rêve. Il y en a sept qui culminent dans la conscience unifiée, l’illumination suprême. C’est le but qu’il faut poursuivre. Ça arrivera peut-être l’année prochaine, dans dix ans ou dans mille ans. Mais il faut essayer de réaliser son plein potentiel.
Ne pensez-vous pas qu’en ce qui vous concerne, vous aviez ce potentiel dès le départ ?
Non, pas du tout. Avoir cette expérience ne signifie pas que vous êtes un être illuminé. Beaucoup de gens n’ont pas de telles expériences durant leur méditation, et pourtant dans leur vie, ils voient les choses aller en s’améliorant. Vous pouvez méditer seul, et un jour, ça arrive. La clé est dans ce champ. Allez-y autant que possible. Faites-en l’expérience. Croissez avec l’expérience. On dit que l’individu est cosmique, que l’extase est notre nature. Éternels, infinis, sans limites, immuables et immortels, nous sommes.
Avez-vous peur de mourir ?
Tout le monde a peur de mourir. Et moi aussi bien sûr ! Mais c’est, comme on dit, une transition. La conscience est un continuum. Vous reprenez là où vous l’avez laissée et ça continue, encore et encore et encore. Il n’y a pas de fin à cela. Vous avez devant vous le champ de tous les possibles. Nous sommes une totalité. C’est dans notre futur, tout ce qu’il faut, c’est le cultiver.
A quoi ça ressemble selon vous ?
Au ciel le plus élevé. On dit que plus on s’approche de la conscience unifiée, plus les sens sont affinés, ce qui fait que vous percevez de plus en plus de dimensions de ce qu’on appelle la réalité. Vous verrez de plus en plus profondément, jusqu’au niveau céleste. Ensuite, au-delà du niveau céleste, il y a l’unité de tout, vous verrez et serez l’unité. La totalité vous atteindrez.