Nous ne savons plus au fond ce que représente la Parole, ni ce que signifie le silence. Pourtant, nous sentons aussi que nous avons besoin du silence. La Parole et le silence sont étroitement liés. N’est-ce pas parce qu’à sa manière le silence signifie à travers les mots autant que les mots signifient eux-mêmes ?
Ou bien, faut-il admettre que le silence est seulement une impuissance ou une impasse dont le langage nous libère. Le silence ne dit-il rien ? Peut-on aller jusqu’à soutenir que le silence est un langage non-verbal sous-jacent au langage verbal ?
Par l'excellent Serge Carfantan -
A. Le mur du silence
Il existe plusieurs formes de silence. Tous n’évoquent pas nécessairement l’expérience de la souffrance, mais le plus difficile, c'est assurément celui de l'incapacité de pouvoir communiquer. Nous sommes si familiers avec le bruissement constant des paroles, qu’il nous est difficile d’imaginer « comment c’était avant », ou encore ce que nous deviendrions s’il n’y avait pas de mots, pas de sons, pas de capacité d’audition. En l’absence de l’ouïe, comment donc pourrions-nous manipuler des signes, comment pourrions-nous former une pensée ? Qu'est-ce que le silence de celui qui n'entend pas?
1) C’est le problème que nous posent les sourds-muets, eux qui vivent perpétuellement dans une forme du silence, celui de l’absence de verbalisation auditive des mots. Pourtant ils parviennent à communiquer et à structurer une pensée dans un langage qui leur est propre. Mais quel est donc le silence que connaît au début le sourd-muet, avant même qu’il n’apprenne à signer dans le langage international des sourds-muets?
Celui de l’impossibilité de communiquer, ce qui n’est pas l’absence de bruit en général. Il se sent, au début comme privé du pouvoir de communiquer, parce que privé de parole et que l'accès à la parole est, dans notre monde humain, le mode le plus partagé de la communication. Arrêtons-nous sur le témoignage d’Emmanuelle Laborit dans Le Cri de la Mouette.
Au début, elle se compare elle-même à une poupée que l’on range le soir dans son lit. « La nuit, je dors bien rangée au calme comme une poupée. Ça ne parle pas une poupée. J’ai vécu dans le silence parce que je ne communiquais pas… Pour moi, tout le monde était noir silence, sauf mes parents, surtout ma mère". Le silence a un sens qui n’est qu’à moi, celui de l’absence de communication. Autrement, je n’ai jamais vécu dans le silence complet, j’ai mes bruits personnels, inexplicables pour un entendant. J’ai mon imagination et elle a ses bruits en images. J’imagine des sons en couleur».
Il y a bien de la différence entre le silence et l’absence de bruit. Ce n'est pas la même chose qu'exiger le silence et ne rien entendre et c’est encore différent de ne pas vouloir entendre. Ce n'est pas du tout la même souffrance. Ici le silence n’est pas absence de bruit mais absence de communication. Le sourd-muet a ses bruits mentaux, incompréhensibles en fait pour un entendant qui aurait bien du mal à imaginer un mental sans le cliquetis permanent des mots. Pour Emmanuelle Laborit ce silence a duré de la naissance jusqu'à sept ans, à l’âge enfin où elle apprendra un langage, le langage des sourds-muets. Apprendre un langage, comme elle le remarque elle-même, ce n’est pas apprendre un code, ni un jargon, ce qui supposerait déjà un langage préalable. C’est entrer dans le monde de la communication par des signes.
La première entrée dans le langage est comme une naissance. Auparavant, Emmanuelle en était réduite à faire des mimes devant le visage de sa mère et à ne pas pouvoir aller au-delà de l’expression des besoins et des émotions. D’où l’importance de la lecture du visage face à face, d’où l’importance de la visualisation de tout, des couleurs et de la lumière. L'angoisse de la non-communication c'est l'angoisse de se retrouver dans le noir, comme l'entendant se retrouverait sans parole dans un monde pourtant humain. «Avec mes yeux, dans la lumière, je peux tout contrôler. Noir est synonyme de non-communication, donc de silence. Absence de lumière : panique. Plus tard, j’ai appris à éteindre la lumière avant de dormir ».
Emmanuelle Laborit nous envoie au mystère de ce qu'il y avait avant le langage et son extension dans le champ de la culture. Ce qui était avant le langage reste mystère pour celui qui est entré très tôt dans le monde des signes. Qu'y a-t-il avant les signes? Une pensée sans mots? Non. Avant, il ne semble n’y avoir rien de bien structuré, une conscience oui, mais dans un monde inculte, naturel au sens quasi-instinctif ; d’où le sentiment d’avoir vécu comme une sauvageonne au pays de la culture des entendants. « Moi, j’étais nettement en retard, je n’ai appris cette langue qu’à sept ans. Avant, j’étais sûrement comme une débile, une sauvage. C’est fou. Comment cela se passait avant ? Je n’avais pas de langue. Comment j’ai pu me construire ? Comment j’ai compris ? Comment je faisais pour appeler les gens ? Comment je faisais pour demander quelque chose ? Est-ce que je pensais ? Sûrement. Mais à quoi ? A ma furie de communiquer absolument. A cette sensation d’être enfermée derrière une énorme porte, que je pouvais pas ouvrir pour me faire comprendre des autres ».
Elle dit je pensais sûrement, mais elle ne s'en souvient pas. La mémoire pouvait-elle être structurée avant le langage? Dans pareil état, pouvait-il y avoir des repères dans la réalité ? Un ordre dans l’espace et le temps ? Une reconnaissance d’idées abstraites? Pouvait-il y avoir identification de quoi que ce soit, si le langage n’était pas là ? Pour identifier, pour repérer quelque chose, pour mettre un ordre, apparemment il faut un signe. Sans le signe, pas d’identification, ni de repère. Un état dans lequel l’esprit est sans repère risque fort d’être très confus. Selon les théoriciens de l’enfance, c’est la situation du nourrisson longtemps englué dans une sorte de constante hallucination, qui ne fait guère de différence entre les apparitions fugitives du rêve et celles de l’état de veille. C’est la situation du sourd-muet que l’on va laisser pendant trop longtemps sans langage. D’où rétrospectivement l’impression de chaos des souvenirs de cette époque, notamment sans repérage dans le temps : « un chaos dans ma tête, une suite d’images sans relation les unes avec les autres, comme des séquences d’un film montées l’une derrière l’autre, avec de longues bandes noires, ...des images dont j’ignore la chronologie ...
Avenir, passé, tout était sur la même ligne espace-temps. Maman disait hier... et moi je ne comprenais pas où était hier, ce qu’était hier... Je n’arrive toujours pas à mettre des dates sur cette période de zéro à sept ans. Ni à remettre en ordre ce que j’ai fait ». Pour mettre de l'ordre dans le temps, il faut avoir une représentation objective du temps, il faut s’appuyer sur le temps chronologique de l'attitude naturelle. Le sentiment d’une Durée sans repères se comprend au sens où, le repère suppose des signes pour le nommer. Curieusement, une variation du temps fluide et sans repères peut tout aussi bien donner l’impression que le temps ne s’écoule pas vraiment : « Le temps faisait du surplace » dit-elle. Ce qui donne donc aussi à penser qu’en l’absence de langage, dans le silence de la non-communication, le vécu temporel ne prendrait pas de forme définie. Le vécu n’est pas vraiment réfléchi, parce qu’il n’y a pas de mot pour le nommer.
"En essayant de rassembler le puzzle de ma petite enfance pour écrire, je n’ai retrouvé que des bouts d’images. Les autres souvenirs sont dans un chaos inaccessible au souvenir. Enfouis dans cette période où, avec l'absence de langage, l'inconnu des mots, la solitude et le mur du silence, je me suis débrouillée, j'ignore comment".
2) Identifier par un nom, c'est donner une identité d’objet et même se donner une identité d’objet. Comment donner une identité sans des mots? Dans un silence de la non-communication, sans langage, on voit mal comment pourrait s’accomplir l'émergence de l'identité, y compris celle du moi. Ce n’est qu’au début de son apprentissage du langage des sourds-muets qu'Emmanuelle comprend la valeur du nom propre pour repérer une identité individuelle. "J'étais surprise de découvrir que lui s'appelait Alfredo, l'autre Bill... Et moi surtout, moi, Emmanuelle. Je comprenais enfin que j'avais une identité. JE :"Emmanuelle". « Jusque-là je parlais de moi comme de quelqu'un d'autre, une personne qui n'était pas "je". On disait; toujours : Emmanuelle est sourde... Il n'y avait pas de "je". J'étais elle". "Emmanuelle sourde ne savait pas qu'elle était "je", qu'elle était "moi". Elle l'a découvert avec le langage des signes, et maintenant elle le sait". Nous avons vu que tout enfant commence à s'exprimer en parlant de lui-même à la troisième personne, il se passe une transformation importante quand l’enfant passe de « il » à « je ». Ce passage est la manifestation du sens de l’ego. Or il semble que le sens du moi, pour s'affirmer, ait besoin du langage ; et c’est grâce au langage que le moi peut être identifié et posé à part. Le langage permet au mental de poser des objets, parce qu’il permet de nommer. Le langage permet au mental de se réfléchir lui-même, donc de se poser en tant que sujet distinct, face à des objets. Le langage permet de passer de l’impersonnel au personnel, et tout d’abord au personnel sous la forme d’une conscience de l’individu en tant que « moi ». Et à partir de ce moment-là, comme Je est éveillé, tout le reste peut suivre :
"Petit à petit, j'ai rangé les choses dans ma tète, et j'ai commencé à me construire une pensée, une réflexion organisée. A communiquer avec mon père surtout". Donc, "le premier, l'immense progrès en sept ans d'existence, venait d'être accompli je m'appelle "je"… Quand la conscience de soi s’est levée, quand la porte de la communication est ouverte grâce à un langage, le silence oppressant de la non communication tombe peu à peu. C'est l'explosion vers les autres et la communication. Et on comprend très bien qu’Emmanuelle Laborit puisse écrire : « à partir de sept ans, je suis devenue bavarde et lumineuse. La langue des signes était ma lumière, mon soleil, je n'arrêtais pas de m'exprimer, ça sortait, sortait, comme par une grande ouverture vers la lumière. Je ne pouvais plus m'arrêter de parler aux gens. Je suis devenue "soleil qui part du cœur".
B. Se payer de mots, meubler le silence
"Pour la plupart d’entre nous, le silence fait peur. C’est une sorte de néant, de vide oppressant."
Inconsciemment, nous avons donc tendance à rabattre le silence sur mutisme. Comme si nécessairement le silence devait être terrifiant. Ce qui nous permet de justifier le rejet du silence, au profit de la valeur de l’expression tous azimuts. Donc du bruit. Mais attention, ne ramenons pas le silence à cette seule valeur. Il y a différentes valeurs du silence et de toute manière, le langage, à lui seul ne remplit pas nécessairement la pensée. Pas plus qu’il ne produit la conscience. Il y a aussi une confusion engendrée par le verbalisme. Le langage, sans l'espace d'une certaine forme de silence, perd son sens et peut noyer la pensée dans le bruit des mots.
1) Le bruit des mots a un aspect mécanique. En anglais, on dit mental noise. Le mental, à son stade le moins élevé est mécanique. Nous savons qu’une pensée paresseuse peut se laisser mécaniquement conduire par le langage : on dit que la lettre finit par tuer l’esprit. Il est toujours facile de répéter des formules apprises, au lieu de réinvestir leur sens. A suivre seulement des mots, on finit par ne plus entendre clairement ce qu'ils disent. Tous les grands textes peuvent succomber sous le poids de la surcharge des commentaires. Et devenir illisibles. Entre le texte et le lecteur se construit le mur des commentaires. Une pensée faible s’en laisse facilement imposer. Ainsi la lettre peut se transmettre sans l’esprit qui l’animait. Une intelligence mécanisée devient incapable de donner un sens à des formules anciennes. On peut parler sans penser comme le perroquet : c’est tout le danger du psittacisme. Le langage, quand il n’est pas maîtrisé et qu'il étouffe la pensée sous une prolifération anarchique et bruyante, met la pensée en péril. Bien sûr, chez l’enfant le psittacisme est légitime, car ce n‘est que peu à peu que sa pensée s’affirme et se remplit de formes précises. Mais chez un être humain doué de culture, les mots ne devraient pas être investis de façon mécanique. Le bruit des mots ne doit jamais étourdir la petite voix de la pensée de celui qui les écoute et les formule. La puissance du langage peut se retourner contre la clarté et la vivacité de la pensée, et même la jeter dans la confusion. La parole peut prêter au quiproquo, se révéler inadaptée ou mensongère, ce qui laisse la pensée démunie. C’est aussi par le moyen du discours que l’on fabrique de l’illusion. En un sens, il est indispensable que l'esprit conserve toujours le témoignage silencieux devant ce qui est dit, sans être jamais étourdi par des mots.
La pensée semble essentiellement s'accomplir dans le langage, dans la Parole. C'est là qu'elle manifeste le sens, en le moulant dans des concepts adéquats. Mais que serait la pensée sans la valeur du silence ? Peut-on dire que le silence est porteur d’une signification?
Le silence ne porte-t-il pas l’implicite ? Nous laissons très souvent dans le sous-entendu ce que nous ne voulons pas franchement dire, ne serait-ce que pour éviter d’encourir des reproches ! « Je ne l’ai pas dit ! ». Oui, mais le sous-entendu est si lourd que c’est tout comme ! Nous avons parfois tendance à « à la fois à dire certaines choses et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse en refuser la responsabilité… » De même, collectivement cette fois-ci, « il y a des mots… qui ne doivent pas être prononcés, ou qui ne peuvent l’être que dans des circonstances strictement définies… des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés par une sorte de loi du silence (il y a des formes d’activité, des sentiments, des événement dont on ne parle pas) ».
Pour ne regarder qu’un exemple scolaire, à y regarder de près, une grande partie des fautes de raisonnement vient de ce que nous sous-entendons l’idée qui ferait le lien entre deux affirmations éloignées. Du coup, à la lecture, la cohérence n’emporte aucune adhésion. Il ne faut pas demander à un interlocuteur éventuel d’entrer dans notre esprit pour comprendre ce que nous avons voulu dire. Le lien est peut être dans l’intelligence, mais il n’est pas sur le papier. Ce qui est dit est dit, ce qui n’est pas dit, n’est pas dit ! Quand nous ne sommes pas compris, nous avons le devoir de restituer l’implicite de la relation des idées entre elles. Quand il se produit un quiproquo, c’est que l’expression était floue et qu’elle autorisait des interprétations différentes. L’explicite n’est-ce pas tout ce que le langage peut manifester ?
2) Pour les linguistes, la signification ne parvient à se dire que dans les mots. Cependant, d’où vient la compréhension ? Tient-elle seulement aux mots ? La question est bien plus complexe. Nous devrions être attentif à ce que représente le bruissement continu des mots. Le mental qui bavarde constamment et tricote des pensées n’est pas plus conscient qu’un esprit qui se tait et observe. Il ne réalise rien ; le bruit de la mémoire ne pense pas, il répète et il se répète lui-même. C'est tout. La répétition ne rend pas l’esprit plus intelligent. Le Je témoin est obscurci et la conscience est ballottée dans le tourbillon des pensées. Seul la fermeté du silence éveillé, le silence lucide et serein, donnent à l'intelligence sa vraie clarté ; alors seulement la pensée ne va pas s'égarer dans ses propres méandres. La Parole, n'est pas le bavardage et ce n’est que lorsque le bavardage prend fin que l’intelligence s’éveille. Il n’y a pas d’intelligence sans l’ouverture de l’observation lucide et silencieuse. Ce que notre éducation a malheureusement complètement oublié.
Allons plus loin. S'il y a plusieurs valeurs du silence, c'est que le silence est un révélateur du non-verbal. Il signifie l’être, l'existence telle qu’elle est, dans la joie ou le malaise, la jouissance ou le tourment d'exister. Non ce qu’elle voudrait seulement paraître. Le silence de l'expression de l'existence est d'ailleurs si éloquent en lui-même, qu'il faut beaucoup de bruit pour dissimuler son sens, le contourner, pour s'en évader. Pour bâtir une vie dans le déni, il faut beaucoup parler et se mentir. Nous faisons beaucoup d’efforts afin de ne pas nous retrouver seul à seul avec nous-même, confronté à notre propre présence. Et comment contourne-t-on la souffrance de l'exister, sinon en cherchant à s'étourdir ? Quoi de plus utile pour s’étourdir qu'un bavardage continuel ? Pourquoi cette étrange pratique consistant à laisser la télévision allumée en permanence? Pourquoi cette manie de se noyer continuellement dans de la musique, sous un casque ?
La télévision et la musique entretiennent un bruit d'existence qui nous arrache à nous-même, vous jette au dehors et nous permet d’oublier. Quoi de plus effrayant que de retrouver le silence? Ce serait se retrouver seul avec soi-même, sans un bruit pour vous distraire, sans une ek-stase d'images et de musiques qui vous jette là-bas dans un rêve coloré, vous arrache à vous-même dans une ambiance stimulante et fait tout oublier. Nous avons peur de nous retrouver en silence, peur d’être seul, face à nous-mêmes. Alors nous faisons tout pour meubler, assourdir, fuir dans le bruit. C’est ce qui rend souvent compte de ce besoin d’une orgie d'images et de bruits, qui nous éloigne un temps de ce nœud crispé et oppressant qu’est devenue notre propre existence. Comment ne pas chercher une échappatoire devant cet effet de la crispation de l'ego ? Et quoi de plus efficace que le bruit ?
Le silence est à lui-même son propre sens et notre propre question. Il est facile de condamner le silence, sous prétexte que le mutisme est un mal qu’il faut guérir, mais ce n’est qu’un aspect du silence. D’un autre côté, quoi que l’on en dise, le bruit de la mémoire lui non plus ne pense pas, il répète et il se répète lui-même. Allons jusqu’au bout : le bruit de la mémoire, cela finit par rendre sourde l’intelligence ! L'intelligence tire la puissance de son inspiration de la valeur du silence qui réside entre les mots et entre les pensées, ce qui n'a rien à voir avec l'auto-stimulation de l'ego qui se paye de mots et se gargarise de ses propres pensées. L’éveil de l’intelligence n’existe que dans un état de constante observation où le silence est présent.
C. Le silence et les états d’être
Le témoignage d’Emmanuelle Laborit est important, car il souligne à quel point la communication appelle le langage. C’est une naïveté de croire que chez un être humain, la communication pourrait s’accomplir de manière complète avant tout langage. Il faut cependant marquer une différence. A partir du moment où nous disposons du langage, si la communication prend une nouvelle valeur, en même temps, le silence prend aussi une nouvelle valeur. Le silence d’avant le langage et le silence d’après l’acquisition du langage n’ont pas du tout la même portée. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’exprimer ce que nous sommes et nous le faisons de toute manière dans nos attitudes, dans nos comportements, dans l’expression silencieuse de notre corps.
1) Par définition, le silence est absence de bruit ou de discours. Le silence se comprend comme silence extérieur, par rapport à un environnement bruyant. Dans un hôpital on demande le silence par rapport au bruit des objets que l'on transporte, de la musique, mais aussi des paroles à trop haute voix qui dérangent la tranquillité des malades. Le bruit est compris alors comme nuisance.
Mais on peut aussi parler de silence intérieur, par opposition à un bruit contenu dans l'esprit. On peut avoir un vacarme constant de musique et pensées inutiles dans l'esprit, un verbiage ininterrompu qui est un gaspillage d'énergie qui rend la pensée confuse, tandis que notre être est aussi exprimé dans ce que nous sommes. On peut distinguer :
a) Le silence intérieur, sous son aspect sain et libérateur, dans la vie courante et dans la vie de l'esprit.
b) Le mutisme, qui est une forme de silence qui est un refus de l’expression, une incapacité ou une impossibilité d'expression. Le mutisme de l’enfermement progressif suppose que le langage ait été acquis, mais qu’il y a blocage. Une personne qui n'a pas suffisamment de culture peut, dans une conversation où elle se sent dépassée, choisit de se retrancher dans le mutisme. Cela ne veut pas dire qu’elle ne sache pas parler, qu’elle n’ait pas de langage, ni qu’elle n’ait rien à dire. De même, dans des situations très crispées du domaine de la relation, on peut aussi se retrancher dans le mutisme, ce qui produit des non-dits pourtant très évocateurs. On étouffe, et si en apparence on ne dit rien, ce n'est pas parce que l'on à rien à dire. Ce mutisme là est surchargé de sens, surchargé des reproches inavoués, des haines retenues, des tensions exacerbées. Il se contient jusqu’au moment où dramatiquement, il explose dans une crise émotionnelle. C’est ce que nous voyons parfois dans nos réunions de famille. Ce qui a été réprimé veut s’exprimer. Le mutisme appelle pour sa libération la nécessité de la communication dans le langage. La communication entre les hommes ne peut pas se contenter de sous-entendus. Elle nécessite la parole.
Il existe différentes valeurs du silence, depuis le refus du dialogue, de l'engagement dans la parole, à la suspension qui ne dit rien mais suggère beaucoup. Si, en-deçà des mots, il existe bien une réalité implicite, alors nous pouvons reconnaître au silence un sens, et le pouvoir de manifester cette réalité qui n'entre pas dans le langage, mais que le langage vise. Mais de quel ordre est donc ce sens du silence ? Nous avons vu qu’il existe plusieurs formes de l’indicible.
a) Le silence peut manifester la réalité affective, et se rattacher au vécu le plus intime, aux sentiments. Le sentiment est le langage de l’âme. C’est une observation que nous pouvons tous faire : entre des personnes qui sont affectivement proche, il n’est plus nécessaire de beaucoup parler. L’entente véritable et profonde repose dans le silence. A l’inverse, quand on ne s’entend pas, on discute beaucoup.
Il est vrai aussi qu'un rougeur au visage est parfois éloquente que des discours pompeux de remerciements. La présence silencieuse d’une personne n’est pas du tout celle d’un pot de confiture sur l’étagère. La présence s’exprime à chaque instant. Elle a une influence subtile. L’art d’observer demande de lui accorder une pleine attention.
"Nous pouvons apprendre beaucoup de l’observation sans parole".
La dimension affective du silence, c'est aussi la difficulté que rencontre l'expression poétique quand elle veut mouler la délicatesse des sentiments dans des mots aux contours rugueux, usés par la banalité quotidienne.
b) Le silence peut manifester la réalité inconsciente. Les actes manqués, les lapsus ne sont pas des formulations intentionnelles, et pourtant ils signifient à leur manière le contenu de l’inconscient, des intentions cachées. Le non-dit a, d'un point de vue psychologique, beaucoup d'importance. Ce que l’on n’ose pas dire, on le trahit aisément, car ce qui est refoulé cherche toujours à s'exprimer d'une manière ou d'une autre. Cela implique que le refoulé reviendra dans les moments d'inattention; au moment où l'on pensait ne rien dire, il viendra s'immiscer dans le discours pour dire, ou incliner une posture du corps, une attitude pour s'exprimer. Il y a ce que le sujet dit et ce qu'il ne dit pas, qu'il se cache à lui-même, mais qui pourtant affleure dans ses attitudes. Le non-dit est un silence épais et étouffant qui doit tôt ou tard être brisé.
c) Le silence peut aussi faire signe vers la réalité spirituelle, l'Absolu en deçà de tous les mots. L'expérience mystique est un tel recueillement intérieur qu'elle rassemble dans une intériorité qui précède toute expression. Toutes les traditions spirituelles insistent sur la valeur de purification du Silence. L'absence de bruit autour de soi, dans le spectacle et l'extériorité n'est pas le silence. C'est déjà un faux silence, car le silence vrai est d'abord « se taire au fond de soi". Il n'est en rien incompatible avec un bruit extérieur. Le véritable bruit commence dans la pensée et sa prolifération inutile, ce blabla continuel que l'on dénomme parfois "l'intimité", et qui n'est souvent que l'effet d'une pensée parasite. Le premier pas vers le Silence, comme dit Jean Klein c'est d'arrêter les vagues du mental, et non de se boucher les oreilles.
"A partir du moment où le mental s'apaise, la pensée se fait plus intuitive et la présence à soi plus dense".
2) Non devons reconnaître plusieurs valeurs du silence, depuis l’incommunicabilité où se trouve celui qui n’a pas accès aux mots, jusque dans les blancs de silence de la parole. Les valeurs du silence sont les valeurs de notre rapport à l’être, ils sont autant de degrés d'intériorité, de densité ou de vacuité, de condensation ou de dispersion, de présence ou d'absence. Le silence de l'inquiétude traduit le manque d'être de l'attente, du moi saisi de sa pro-tension temporelle. Le silence de l'ennui est ce vide d'existence du désir qui reste encore hanté par le désir et en manque d'occupation, l'ego qui tourne en rond, sans parvenir à accrocher une motivation à quoi que ce soit. Le silence du désespoir est ce naufrage intérieur où le sens d'exister du monde s'effondre, quand l'ego, identifié avec la projection de ses désirs, voit se défaire le sens même de ses attentes. De même, la paix a son propre silence, le silence de la paix intérieure qui s’oppose à la confusion et aux tourments.
Dire signifie exprimer, signifier, faire connaître, ce qui renvoie nécessairement à un contenu. Dire, c'est toujours dire quelque chose, émettre une intention de signification. La question posée est d'emblée paradoxale : dire quelque chose suppose que l'on parle, et non pas que l'on se taise. Faire silence, c'est le contraire de dire. C'est comme si on demandait "tu dors ?" C’est absurde, car pour répondre, il faut se réveiller. Pourtant, la question a néanmoins un sens, et n'est pas une simple formule contradictoire, elle nous reconduit à des difficultés :
a) D'un côté certes le silence ne dit rien, sinon il ne serait pas le silence. Position en conformité avec la linguistique et l’intellectualisme.
b) D'un autre côté, l’Être n’est pas muet par nature, l’être se donne dans une perpétuelle éloquence. La Manifestation est une explosion continuelle du Sens. Le silence a tout de même un pouvoir d'exprimer du sens, sans bruit et sans paroles, auquel cas il devrait être possible de montrer qu’il existe un langage non-verbal pouvant s’exprimer dans le silence. Position qui n’est pas compatible avec les thèses de la linguistique. La question du silence est donc assez paradoxale.
"Le silence exprime sans détour ce que nous sommes, le bruit permet de dissimuler et de se dissimuler".
Le silence exprime notre propre complexité, il est auto-révélation de notre stase dans l'Être, et il exprime aussi notre rapport étroit avec la parole. Dans l’Être, il ne peut mentir et c’est à peine pouvons-nous dissimuler son sens. Il signifie la joie ou le malaise, la jouissance ou le tourment d'exister, c'est-à-dire la forme que revêt la conscience. Mais, arrimé à la seule expression, il semble seulement un poids mort, ou la négativité d’un contraire. Pour la pensée duelle, il n’y a que l’opposition du tout au rien : parole/silence. La pensée duelle ordinaire a bien du mal à comprendre l’importance du silence. Mais dès que l’on dépasse la dualité, les contraires deviennent des complémentaires, et le silence la parole se révèlent inséparables.
Par l'excellent Serge Carfantan - Philosophie et spiritualité, Leçon 26 Le bruit, le silence et le langage - Blog à consulter : http://sergecar.perso.neuf.fr/