Qu’à cela ne tienne ! Tous les jours, le hasard s’approche de nous, d’une manière ou d’une autre. A chaque instant, il rôde, prêt à changer le cours des choses. Et faire surgir des questions insolites : les taches qui ornent le pelage de notre chien sont-elles réparties au hasard ? Est-ce le hasard qui décide du nombre de pétales d’une fleur ? Et il y a plus encore. A la fois mystérieux et familier, le sentiment de la coïncidence se manifeste le plus souvent au détour d’un événement fortuit ou d’une rencontre « à laquelle on ne s’attendait pas ». Autrement dit, la raison de cette rencontre nous échappe. Par exemple, nous ratons le premier bus du matin et, au suivant, tombons par hasard sur l’amour de notre vie.
« C’était écrit ! » C’est en général la première phrase qui passe par la tête de ceux qui se sentent soudain pris en main, possédés par une force inexplicable, tombée d’un ciel supérieur. Comment expliquer, dans ce cas si banal, la sensation d’être, littéralement, happé par le destin ? Pourquoi avons-nous le sentiment que certaines choses se décident « en dehors de nous » ? Et d’où vient cette idée étrange et franchement irrationnelle, partagée par un très grand nombre de gens, selon laquelle « il n’y a pas de hasard » et que, curieusement, nos vies seraient comme « écrites », déterminées à l’avance, décidées par des forces dont on ignore tout et qui, depuis un « ailleurs » inaccessible à notre raison, agiraient sur nos destins ? Nous verrons que ce sentiment tenace peut être en partie explicable et qu’il est possible de situer l’idée que nous nous faisons du hasard dans une perspective bien plus profonde. C’est ce qui va nous pousser à explorer dans ce livre ce qui pourrait se passer derrière le mur du hasard. Pourquoi derrière ? Parce que, comme l’a écrit le théoricien David Ruelle, de l’Académie des sciences (l’un des experts les plus avisés de cette discipline montante qu’est la théorie du chaos) : « Le hasard correspond à une information incomplète. » C’est d’ailleurs dans la même direction que Jean Guitton, en défenseur avisé de l’esprit scientifique, n’a pas hésité à déclarer dans Dieu et la science : « Ce que nous appelons le hasard n’est que notre incapacité à comprendre un degré d’ordre supérieur. »
Ici, faisons une première halte. Au début du XXe siècle, convaincu que la science serait un jour en mesure de mettre fin à l’idée que nous nous faisons du hasard, ce prince des mathématiques qu’est Henri Poincaré griffonne sur son carnet : « Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. »
C’est, en gros, ce que pensaient avant lui Isaac Newton au XVIIIe siècle puis, plus tard, Laplace et son fameux démon censé tout connaître, jusqu’à la plus petite particule de matière dans l’Univers. Seulement voilà ! Il n’est pas possible de tout – absolument tout – connaître. Alors ? Alors il nous faut admettre que derrière ce que nous appelons « le mur du hasard », il y a un mystère. Un mystère qui ouvre sur deux questions que nous nous sommes tous posées, un jour ou l’autre : qu’est-ce au juste que le hasard ? Et d’où vient-il ?
A sa manière, en pleine crise de 1929 – deux ans après le légendaire Congrès Solvay et le dramatique affrontement contre Niels Bohr que vous allez découvrir plus loin – Einstein nous apporte un début de réponse : « Tout est déterminé par des forces que nous ne contrôlons pas. Tout est déterminé, pour l’insecte comme pour l’étoile. Etres humains, légumes ou poussière d’étoile, nous dansons tous au rythme d’un air mystérieux joué au loin par un joueur de flûte invisible. » Mais une fois de plus, cette porte entrouverte débouche sur une nouvelle énigme, peut-être encore plus opaque : qui est donc ce « joueur de flûte invisible » ?SOURCE INREES
Editions Grasset (Octobre 2013 ; 312 pages)